dimanche 17 décembre 2017

Le sphinx à deux pattes


Une infirmière du service de réa à l'hôpital Maharat de Korat : elles sont triées sur le volet
Hier, en allant faire de la planche sur mon lac habituel, j'ai vu une scène étrange sur la route. Un chien, les deux pattes de devant posées à plat - un peu comme le chien qui dodeline de la tête sur la plage arrière d'une 404 Peugeot. Ou si ça ne te dit rien, comme le sphinx. Mais lui, il a la tête bien droite et fixe la pyramide de Giseh. Alors que ce chien là avait gentiment posé  son museau sur ses pattes, un peu sur le côté, comme un bon toutou qui s'endort auprès du feu, pénard, et qui digère en pétant.

C'est ce que j'ai vu de loin. Un chien tranquille posé au beau milieu de la route, et que les voitures évitaient.

Mais quand je me suis rapproché, c'était atroce. Le chien était bien là - ou plus exactement l'avant d'un chien. Tout le reste, l'arrière-train, était une bouillie sanglante de viscères répandus sur le macadam. Un poids-lourd, sans doute. Le chien pas assez rapide qui traverse pour rentrer chez ses maîtres. Il évite les roues avant, mais les roues arrière arrivent à toute vitesse, avec le bruit terrifiant du moteur et l'arbre énorme qui tourne au dessus. Paniqué, il essaye de passer par l'ouverture. Mauvais calcul. Le caoutchouc noir l'aspire et lui écrabouille les reins...

Horrible. Je ne l'ai vu que trois secondes. Mais j'ai eu envie de vomir une bonne partie du trajet.

Plusieurs journaux ont publié des articles sur le Nobel d'accidentologie décerné à la Thaïlande. Plus de 24 000 morts cette année. Des efforts méritoires pour se hisser à la première place : troisième en 2013, deuxième en 2015, et maintenant, la consécration, médaille d'or teintée de sang. Immédiatement suivie par une cohorte de pays africains.

Techniquement, la mortalité est largement due à la nature du parc : un grand nombre de motos qui se confrontent à un grand nombre de voitures, ce n'est jamais bon. Un mort thaï sur deux est un motard.

Pink is pink !
Si on compare avec le pic de mortalité routière française dans les années 70, on se rend compte que la France ne faisait pas tellement mieux à l'époque : 16 000 morts pour une population inférieure de 22% à la population thaïe actuelle - donc un taux pas tellement plus bas. Et pourtant, la France était favorisée par un nombre inférieur de deux roues (même s'il y avait encore beaucoup de mob rouges et de mob bleues chez les ouvriers). Le réseau routier français était comparable, sinon meilleur que le réseau thaï d'aujourd'hui (il y avait plusieurs autoroutes sur les grands axes).

Donc pas d'excuses, sauf une peut-être : les véhicules de l'époque étaient bien plus dangereux. Peu étaient équipés de ceintures, le frein à disque existait depuis peu, mais pas encore l'ABS ni les airbags. Cela dit, 90% au moins des accidents seraient dus à des erreurs de conduite. L'état de la voiture n'interviendrait pas pour beaucoup (ce qui se discute : l'état de la voiture n'est pas une cause d'accident mais un facteur d'aggravation).

Il faut reconnaître que les thaïs ne conduisent pas très bien. Chaque fois que je prends le volant, je constate qu'ils ne respectent pas les distances de sécurité - ils collent. Ils forcent très souvent le passage et obligent à freiner en déboitant brutalement pour doubler. Bref, ils se mettent délibérément dans des situations à risque.

J'ai passé le permis en Thaïlande. Bien moins difficile qu'en France. Les vidéos qu'on nous a fait voir mettent l'accent sur la courtoisie au volant, mais ne disent pas grand-chose sur les conditions de mise en danger. On montre en boucle un type à moto à qui une voiture fait faire un superbe vol plané - et qui meurt précise la vidéo. Mais les thaïs en regardent tous les jours des pires sur Youtube, ça ne leur fait ni chaud ni froid.

Il y a peut-être aussi les "arrangements". Ainsi, après une coûteuse semaine d'auto-école durant laquelle elle a conduit deux heures par jour, Fon a eu son permis - mais l'état lamentable de notre voiture après quatre mois d'utilisation montre que l'examinateur avait été bien indulgent !


J'ai lu sur des forums des commentaires étranges. La mauvaise conduite des thaïs serait due à leur indifférence religieuse à la mort, à la croyance au destin, à la résurrection. A je ne sais quelle particularité psychologique qui les différencierait des conducteurs occidentaux. Voire à un manque d'attention quasi neuropsychiatrique. Commentaires ethnocentriques, à la limite du préjugé racial - surtout assertions non démontrées qui n'apportent pas grand chose à la compréhension du phénomène.

Sans doute le problème thaï vient-il d'une mauvaise formation des conducteurs et d'une mauvaise gestion de la répression. La formation n'est pas tellement meilleure en France, mais la contrainte est nettement plus forte, avec un gros budget - plus important qu'en Thaïlande : les Thaïs ne sont pas plus cons, ils sont surtout plus pauvres.

Je n'aime ni la répression bête, ni l'encadrement rigide auquel on est soumis en France à n'importe quel propos. Je ne respecte pas le code de la route, je dépasse souvent les limites de vitesse. Il m'est arrivé de rouler avec un coup dans le nez, et je fais des tas d'autres choses qui sont défendues. Parce que j'estime pouvoir juger de la dangerosité des situations par moi-même. En Thaïlande, je roule parfois sans casque à moto. Et en voiture, sans ceinture. Mais toujours sur des petites routes désertes. Je ne ralentis pas près des écoles… le dimanche. J'aime bien cette liberté que m'octroie le pays, et j'accepte en contrepartie de prendre infiniment de précautions quand je roule au milieu du troupeau, parce que c'est moi qui décide de mon type de conduite, et non un apparatchik du ministère des transports.

J'ai peut-être tort. Le fait que je n'aie pas eu d'accident depuis trente ans sinon plus ne veut pas forcément dire que ma conduite est la meilleure. J'ai peut-être eu de la chance. Si on a une chance sur mille d'avoir un accident en trente ans, mais si j'ai multiplié cette probabilité par dix par ma conduite déréglée, j'ai fait une énorme bêtise. Et pourtant la probabilité d'avoir un accident, une chance sur cent, resterait encore faible.

J'aime à penser que cette conduite hors la loi n'est pas dangereuse, parce qu'elle minimise les risques non par l'obéissance aux règles mais par l'appréciation du danger au cas par cas. Honnêtement, à 160 km/h sur la voie du milieu d'une autoroute absolument déserte, route sèche, en plein jour, bien sanglé dans une voiture parfaitement entretenue, qu'est-ce qu'on risque ? Ou bien trois heures du matin, carrefour dégagé, un feu rouge, absolument personne : je trouve ça limite zarbi d'attendre le vert.

Utopique d'imaginer qu'on ne dresse pas les gens à suivre des règles, mais qu'on les instruise, qu'on leur explique en quoi elles font sens afin qu'ils les appliquent à bon escient ? Ou bien est-ce qu'on doit prendre tout le monde en bloc pour un tas d'imbéciles, imposer des règles surprotectrices à suivre à la lettre, afin que même les crétins sauvent leur peau (et celle des autres) ? Je ne sais pas répondre. Et toi ?

Il y a un point dont je n'ai pas parlé à propos des statistiques d'accidents. On peut rapporter le nombre de mort à la population, mais on peut aussi le rapporter au nombre de voitures. Et là, on observe que la situation en Thaïlande n'est pas si différente de la situation en France en 1970 (si tant est qu'on puisse se fier aux données recueillies).

En 70, on avait à peu près 14 millions de voitures et 14 000 morts. Donc 100 morts pour 100 000 voitures. En Thaïlande aujourd'hui, on a 75 morts seulement pour 100 000 voitures. Je sais bien qu'il faudrait tenir compte aussi des motos (mais je n'ai pas les données). Quand même : sur ce coup, la France a fait pire que la Thaïlande…

Courage !  Ce n'est qu'un simple retard. Qui sera rattrapé dans quelques années, quand il n'y aura plus que des voitures-robots sur l'autoroute Paris - Bangkok !
Justement, à propos de Bangkok : beaucoup moins de morts qu'ailleurs. Le paradoxe s'explique aisément : on ne peut pas rouler vite.




2 commentaires:

  1. Bonjour,
    quelques points, peut-être, de similitudes entre la situation en France en 1970 et la situation actuelle en Thaïlande.

    Dans les deux cas, la conduite automobile, c'était souvent une nouvelle expérience pour les utilisateurs. Actuellement, en France, les nouveaux conducteurs ont souvent eu des parents qui avaient une voiture et ces nouveaux conducteurs ont donc une expérience de plusieurs milliers de km en tant que passagers. Les conducteurs thaïs sont dans la même situation que les conducteurs français de 1970.

    Les voitures actuelles ont des améliorations techniques qu'elles n'avaient pas en 1970 mais elles ont aussi une puissance que les véhicules de 1970 n'avaient pas.

    On avait en 1970, une certaine insouciance et une certaine liberté de faire ce que l'on vouait, y compris faire le c.. en voiture et se tuer ou s'estropier éventuellement. Rouler vite avait une bonne image, maintenant on passe pour un irresponsable si pas un assassin. Tout un arsenal répressif et éducatif a été mis en place. Je pense que les mentalités en Thaïlande sont au même point que chez nous en 1970.

    Je n'ai pas de statistique mais je crois que l'augmentation du parc automobile et de la circulation qui en découle s'est étalée sur beaucoup moins d'années en Thaïlande que chez nous.

    L'aspect religieux a probablement une certaine importance. On fait bénir la voiture par les moines, on porte des amulettes porte bonheur (les professionnels de la route payent même parfois très cher ce genre d'amulette), si on doit faire un long trajet et que l'on est pas habitué, on passe au temple avant. Avec toutes ces protections, pourquoi s'en faire pour le code la route ? De plus, si un accident doit arriver, il arrivera et s'il doit pas arriver, il n'arrivera pas. Code de la route ou non. Ceci n'explique pas tout mais joue probablement un peu.

    Si on prend vos statistiques et que l'on replace le tout dans le contexte (cad comparer ce qui est comparable), il semble effectivement que les thaïs ne sont pas plus mauvais conducteurs que nous.

    C'est juste une réflexion. Bien à vous.

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  2. Merci de ce commentaire argumenté. Je suis globalement d'accord, sauf peut-être sur le facteur "puissance de la voiture", qui joue parfois dans les deux sens en permettant de doubler plus vite par exemple.
    Je ne refuse pas du tout l'argument religieux, mais j'ai souvenir qu'en France, il y avait une invraisemblable quantité de voitures avec des St Christophe et aussi un chapelet accroché au rétroviseur intérieur. A l'époque en France, la foi était aussi largement répandue. Difficile d'évaluer le poids de ce type de facteur - même une étude rétrospective très prudente sur les habitudes religieuses des accidentés de la route en France serait biaisée par d'autres facteurs psychologiques et sociaux.
    Mon point, comme vous l'avez compris, se retrouve dans votre conclusion. Comme on ddisait en cours de physique : toutes variables étant égales par ailleurs... et je veux ainsi combattre une forme de préjugé qui ferait des thaïs, y compris sur le plan culturel, des martiens !

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