vendredi 11 mars 2016

Le pick-up, conte farang en deux parties (I)





(toute ressemblance avec des personnes vivantes ou décédées ne pourrait être que le fruit du hasard, les personnages étant sans exception de pures fictions)

Il y a une vie avant la vie de farang. Lui, c'est un ancien flic. Il habitait sur la Côte d'Azur. Quand il travaillait, il avait un logement de fonction. Logé, souvent nourri à la cantine, sa paye comme argent de poche, il a bien vécu. Mais une fois en retraite, il s'est trouvé obligé de trouver un endroit pour habiter, et ça n'a pas été simple : du côté de Nice ou de Cannes, l'immobilier est hors de portée avec une retraite de trois mille euros, et les réserves du farang étaient insuffisante. Dans cette région il faut aller au moins trente kilomètres dans les terres pour trouver des prix raisonnables. Alors il a pris un petit appartement à mi-chemin, et s'y est installé avec son épouse.

Le farang a été marié pendant vingt ans. La vie avec sa femme n'était pas insupportable. Mais que restait-il entre eux ? Avec les enfants partis, plus grand-chose. La passion était envolée depuis bien longtemps, il ne restait que les habitudes, et plus vraiment de tendresse.

Un jour, l'homme est parti en vacances en Thaïlande. Sans sa femme qui n'aime pas l'avion. Et c'est là qu'il est devenu le farang.

C'était un bête circuit touristique qui montre un tas de vieilles briques à Chiang Mai, des monuments officiels à Bangkok, des plages bondées à Phuket. Là, pendant ses moments de liberté, il a goûté aux massages. D'abord massage du pied, du corps… puis massage complet. Après avoir joui entre les mains de la professionnelle, le farang se sent si détendu, presque jeune il est si content qu'il tippe lourdement la masseuse, au-delà de toute raison. C'est tout lui, il est du genre enthousiaste, et plutôt généreux.

Dès le pied posé sur tarmac de Nice, le farang ne pense plus qu'à une chose. Retourner. Il a les moyens de le faire. Les voyages suivants ont été aussi enchanteurs que le premier. Le farang est très sociable, et c'est un bon mec. Il s'est vite fait des relations dans le milieu des expats. On lui a fait connaître Lam, qui approchait la quarantaine, et qui avait des heures de vol : dans sa jeunesse, elle avait travaillé en bar, elle avait un dauphin tatoué sur l'épaule et parlait à peu près l'anglais - pas très bon signe. Mais Lam était une très bonne fille, qui pensait juste à se caser et s'assurer une vieillesse décente tout en se donnant un statut. Le farang portait encore beau, quand il avait ses Ray-Ban d'aviateur, malgré sa bedaine de vingt kilos. Lam l'a aimé, autant qu'une thaïe peut aimer un farang : sans le comprendre.

De retour en France, il a dit à sa femme qu'il en avait assez de cette vie terne, à bas prix, qu'il menait dans l'arrière-pays. Sa femme a tout de suite compris. Entre ces gens raisonnables, les discussions n'ont pas duré longtemps. Le farang a laissé à sa femme l'appartement et tout ce qu'il possédait, voiture et objets personnels, pour prix du divorce. Il est arrivé à Bangkok avec une valise de vingt-cinq kilos et il a filé vers la côte.

Son installation a pris deux années complètes. Le temps de chercher un terrain, de se faire construire une maison, de comprendre comment fonctionnait le pays. Il était bien occupé. Lam l'aidait, évitait qu'il ne se fasse rouler dans de trop grandes largeurs. Le farang était généreux avec elle, et aussi avec sa famille. Il se sentait intégré, accepté. Il disait qu'il adorait les thaïs.

Le farang n'était pas tombé de la dernière pluie, mais il n'avait jamais fait construire, ayant toujours vécu de caserne en logement de fonction. C'est Lam qui avait trouvé l'entrepreneur, un gros type costaud et souriant, avec d'énormes mollets, qui n'inspirait pas une confiance immodérée. Vers la fin de la construction de la maison, il y a eu un incident. L'entrepreneur, payé au forfait, était censé faire l'électricité du logement. Comme le farang exigeait d'avoir un va et vient entre l'entrée de sa chambre et l'interrupteur au dessus de son lit, l'entrepreneur s'est récusé, disant qu'on lui demandait de faire des choses bien trop compliquées.
- Pas de problème, a dit Lam, c'est mon frère qui le fera.
Il y avait aussi un petit auvent à faire, qui ne faisait pas partie du devis initial.
- Puisqu'il ne fait pas l'électricité, il peut faire l'auvent, a dit Lam. C'était logique. Mais non explicite. Résultat, quand il a fallu passer à la caisse, il y avait une augmentation. Le farang a regimbé. Il était d'autant plus enclin à refuser qu'il avait lu sur le site, dans un forum qui traitait de construction, qu'il fallait savoir s'imposer auprès des thaïs.

Après une assez longue négociation, la poire s'est trouvée coupée en deux, un peu asymétrique - mais peu importe. L'entrepreneur n'était pas très content, Le farang non plus.

La maison était presque terminée quand le farang a décidé d'acheter une voiture. Il a choisi un beau pick-up gris anthracite, comme on en voit plein en Thaïlande : ce sont des marques japonaises, mais les usines sont dans le pays. Après la construction de la maison, le restant des économies est passé dans le pick-up. Il faut dire qu'il avait demandé des options, des sièges en cuir, de l'électronique dont il n'avait pas l'usage - trop compliqué pour lui. "Ça se revendra mieux" expliquait-il. S'il avait su !

Il rêvait aussi de s'acheter une barque avec un petit moteur pour aller à la pêche. Il se voyait déjà mettre à l'eau tranquillement dans une petite baie qu'il avait repérée, partir en mer, pénard - peut-être avec un autre farang. La barque n'aurait pas dépassé deux cents ou trois cents kilos tout compris. Mais il a voulu quatre roues motrices pour le pick-up - ce qui faisait monter en gamme. Quand on lui a dit le prix, il a fait un rapide calcul : c'était la barque à moteur, ou les quatre roues motrices. Le fabriquant de bateau lui a dit qu'il n'était pas nécessaire d'avoir le four wheel drive pour tracter un aussi petit bateau, et le farang a renoncé. Il aurait pu faire sauter le cuir, mais la part de rêve, quand on a été flic toute sa vie et qu'on a escorté des huiles, c'est non négociable.

Quinze jours après la commande, le pick-up est arrivé, sentant bon le neuf, le cuir, étincelant. Le farang était content comme un enfant. Lam était là aussi, dans le magasin. On a fait les papiers, la comptable a recompté trois fois les six cent soixante douze billets. Puis on est sorti, les vendeurs ont fait une sorte de haie devant le pick-up et ils ont chanté, le patron a pris une photo, tout le monde semblait content, c'était surprenant, mais sympathique. Le couple est rentré à la maison bien avant midi. Le pick-up a été garé sous l'auvent litigieux. Le farang est retourné le voir plusieurs fois. Mais non, ce n'était pas assez que de le regarder...
- Je vais faire un tour avec la voiture… a-t-il dit à Lam, occupée à peler des aubergines dans la cuisine.

Il sort le beau pick-up et monte sur la route. Pourquoi ne pas faire un tour sur la côte. La mousson est en train de s'installer, il y a de belles lumières grises. La route est un peu boueuse. Il passe un village, un autre, évite les chiens et les poules. C'est un vrai plaisir de conduire cet engin. Juste qu'il met sans arrêt les essuie-glaces en route au lieu du clignotant - les commandes sont inversées car on roule à gauche en Thaïlande.

Voilà le bout de la route. Sur la plage, il y a quelques embarcations de pêche. En haut, des palmiers qui s'inclinent vers le large. Un peu plus loin, une île tapissée de végétation - un pain de sucre entouré d'un collier d'écume. La mer baisse, on voit la boue avec des piquets sur quelques centaines de mètres. C'est tranquille, c'est beau - c'est comme un rêve de publicité de voyage…

Pauvre farang venu chercher le bonheur dans ce pays trop lointain !...


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