lundi 4 mai 2015

Du money changer à la fémorale





Il t'est certainement arrivé de passer du temps dans un endroit sans musique. Un café, un restaurant. Ou alors juste avec une musique très sourde, à peine audible. Autour de toi, les conversations, comme un doux chuchotement. Parfois un cri en cuisine, une apostrophe. Un petit rire de femme qui s'élève sur ce fond de paroles. Un discret grattement de gorge, un reniflement. Une chaise qu'on tire. Un verre qui tinte. Des bruits humains, rassurants. Et puis soudain, quelqu'un a trouvé le moyen de la faire marcher, cette putain de sono, l'air résonne de gros coups de tambour, une voix déplaisante, nasillarde serine une ritournelle stupide et sentimentale. Tout est cassé.

Pourquoi y a-t-il de la musique dans les restaurants et les cafés, dans les magasins ? Est-ce agréable ? A moins qu'on ne l'entende pas, elle est filtrée par certains tubercules du cerveau - et dans ce cas, à quoi sert-elle ? Il faudrait que quelqu'un m'explique. En attendant, je me lève, je paye et je pars, il faut que j'aille changer de l'argent.

Banque ou money changer, c'est pareil : les indonésiens ont un goût forcené pour les billets de cent dollars : un billet de cent vaut plus que cinq billets de vingt. Encore faut-il que la date du billet soit postérieure à… je ne sais plus quand. Sinon, sa valeur est rétrogradée. Pourquoi ? Je l'ignore. Encore faut-il aussi que le billet présente bien. Dans l'arrière boutique d'un money changer, j'ai vu une femme repasser des billets avec un fer. Balle au centre : les thaïs adorent les grosses coupures en euros. Un billet de cent vaut plus que deux billets de cinquante. Pourquoi ? Plus facile à ranger dans une mallette…?
En chemin, coup de téléphone de Yuni. Elle n'est pas allée au travail aujourd'hui, elle accompagne Mohammad à l'hôpital. Mohammad n'est pas malade, mais son ami a blessé une piétonne en manœuvrant avec sa voiture. Comme cet ami prend l'avion, il a délégué les formalités à Mohammad. Et comme Mohammad ne parle pas vraiment l'indonésien, il a demandé à Yuni de l'aider. Je ne suis pas loin de l'hôpital, et je passe les voir. La salle commune ne comporte pas de box, les lits sont alignés les uns à côté des autres. Il y a quelques chaises pour la famille. On entre dans cette salle comme dans un moulin, malgré l'interdiction inscrite sur la porte, et le garde. L'ensemble ne donne pas une impression très high tech.

Le mari est là. Pour le réconfort moral sans doute, car la dame semble en pleine santé, à part sa blessure à la cuisse. Yuni m'invite à regarder. La dame se laisse faire. Face antéro-interne de la cuisse, huit centimètres de long, difficile de savoir la profondeur sans sonde, mais je pense qu'il n'y a pas plus d'un centimètre. La fémorale n'est pas très loin, mais indemne. La chair ouverte laisse déborder des globules graisseux. Pas grand-chose en fait. Peut-être un plan profond à envisager, vingt minutes maximum.

Yuni achète du matériel à suturer. C'est le médecin qui a fait la prescription. Je ne sais pas sur quels critères il se fonde, mais elle en a assez pour désinfecter et suturer trois personnes. Sans doute faut-il montrer sa volonté de réparation auprès de la victime. Y a-t-il des aspects moins clairs dans cette prescription excessive ?

Cela fait des heures qu'ils sont là tous les deux, Yuni et Mohammad. Ils vont rester jusqu'à ce que la femme soit suturée, jusqu'à ce qu'elle quitte l'hôpital. C'est le prix à payer. Sinon, la femme porte plainte. Tout est une question de sollicitude, de résipiscence affichée. En théorie, l'intervention à l'hôpital est gratuite (même si le matériel n'est pas fourni). Mais il faudra quand même payer le médecin, indemniser la blessée. Le prix du sang. Et pour un bulé, la note est toujours beaucoup plus salée. La femme à la cuisse ouverte réclame quinze jours d'immobilisation, ce qui est manifestement exagéré. Il va y avoir une négociation serrée, difficile.

Grâce à Yuni, Mohammad va s'en tirer à bon compte. Mais il va devoir supporter la réprobation de ses voisins, tous au courant, les visites à son domicile du mari, ses changements d'avis, ses chantages, la menace de voir l'affaire portée devant la police (ce qui l'obligerait à graisser deux pattes au lieu d'une, et pas qu'un peu - police et victime se liguant contre le responsable). Trois jours d'angoisse et d'insomnie absolue.

Mohammad est dégoûté. L'affaire est terminée, mais il ne veut plus habiter dans ce quartier.

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