Le
lendemain de cette soirée manquée, Yuni a prévu une sortie dans un endroit
familial, typiquement indonésien. Nous partons à moto avec deux de ses amies, jusqu'à
un endroit où ça commence à monter. Pied à terre dans un chemin de traverse. On
gare les motos. Sentier qui borde un ruisseau, puis une petite pièce d'eau
bordée de murets cimentés où nagent des poissons rouges à côté de baigneurs.
C'est effectivement très familial. Il y a des vendeurs de brochettes, des
colporteurs.
Plus
bas, un pont, et des empilements de chambres à air de camions, énormes, à
louer. Yuni me propose de faire du rafting et j'accepte de confiance - j'en ai
déjà fait dans le Kentucky, Monsieur... Mais ici, aucun confort. Il faut
remonter pieds nus, avec la bouée, sur la berge du torrent : une trace en boue
glissante et cailloux aux arrêtes vives ; trajet très pénible, la plante de mes
pieds n'a pas la résistance des pieds indonésiens, je peine, les filles me
distancent.
J'arrive
enfin. Elles m'attendent, déjà dans l'eau, prêtes à partir. Elles ont décidé de
former une chaîne, et me placent en dernier. On se lance et ça part très vite. Bien
plus difficile de gérer les rapides quand on est accroché les uns aux autres.
Le convoi tournoie, se heurte aux rochers du rivage, on se retrouve à l'envers,
on tourne encore, il y a des rapides. Pris de travers, je suis éjecté. Je
m'accroche à ma bouée, je me rends compte qu'il n'y a presque pas d'eau, des
pierres aux angles aigus au fond, un courant d'enfer. Je suis entraîné par la
bouée, je me heurte aux pierres, douleur fulgurante, je réussis à remonter sur
la bouée. La fin du trajet est un peu plus calme, à condition d'éviter les
vagues que rejettent les arches du pont. Surtout, ne pas lever la tête et
passer bien au centre, sous peine d'être assommé. Bref, très dangereux. Quand
je reprends pied, mal de chien à la main. Je regarde : mon majeur gauche est
retourné, il est violemment plié vers le dos de ma main. Je ferme les yeux, je
tire sur mon doigt bien fort, et clac, l'entorse est réduite. Pour le reste,
j'ai des blessures superficielles aux bras, à la main, aux jambes, et assez mal
au genou. Quand je sors de l'eau, scandale, j'ai presque une fesse à l'air, mon
short a été déchiré par les pierres du fond. La vue du sang impressionne les
filles.
J'y
retourne quand même une fois, parce que je ne veux pas m'avouer vaincu, je veux
terminer un parcours sans tomber. Yuni, elle, a abandonné, elle est revenue par
le chemin, sans sa bouée qui a été emportée par le courant. Les deux autres
trouvent des partenaires pour faire une chaîne encore plus longue. Je demande à
ne pas être mis en dernière position, et tout se passe très bien. Mais bon,
j'ai ma dose, j'arrête. L'anesthésie du feu de l'action commence à disparaître,
j'ai de plus en plus mal partout.
Nous
rentrons tranquillement. Rizka conduit ma moto, c'est agréable. Rizka ne doit
pas peser plus de quarante cinq kilos mais la différence de poids ne semble pas
la gêner, elle enroule les virages avec aisance. On entre en ville. J'invite
tout le monde à un fameux nasi goreng dans un toko au bord de la route. Yuni
insiste une fois de plus pour me faire goûter un plat typique. J'ai oublié le
nom, genre nasi patang, mais c'est assez bon, il paraît que ça vient de
Sumatera.
Les filles mangent leur riz avec les mains - position de la main d'accoucheur, les doigts réunis. J'ai déjà essayé et je trouve ça dégueulasse, le contact gluant du riz qui s'écrase, la sauce qui s'insinue
entre les doigts, et même la sensation croisée entre les lèvres, la main et la nourriture qui se touchent… Rien que de les voir, ça m’écœure... Même si je sais que c'est un préjugé culturel, et que manger à la main se fait dans toutes les classes de la société indonésienne qu'il m'a été donné d'observer. Et même s'il m'arrive en France - rarement - de manger une aile de poulet avec les mains. Les filles rigolent de me voir hésiter, l'air empoté, et me font apporter des couverts.
Le
lendemain sera plus calme. Je boîte un peu, doigt et genou sont gonflés - il
faut reposer ces articulations. Un tour dans un endroit où les propriétaires
d'animaux se retrouvent le dimanche matin. Il y a de nombreux serpents, des
petits vert vif, des gros avec des dessins comme des pneus de voiture, des
varans ou des dragons verts ou orange, superbes. Les gens qui passent, très à
l'aise, les prennent sur les épaules. Les serpents ont l'air cool. Un jeune
homme m'explique que le sien avait un mois quand il l'a eu. Le serpent lui
passe sa langue fourchue sur la figure, rapide comme des éclairs roses. Volupté,
quand tu nous tiens...
Au
retour, un croisement, deux routes où peuvent juste se croiser une petite
voiture et une moto. Un petit indonésien en civil avec un bâton souffle en
permanence dans son sifflet. Je ne vois sur lui aucun insigne de son autorité,
même pas un brassard. Il s'agite dans tous les sens, gesticule, girouette
dérisoire. Est-il efficace ? Je ne sais pas. Mais sur son visage je lis la
conviction d'être utile et important.
Le
soir, je retrouve le Steve Jobs du nasi goreng. A partir de six heures du soir,
il ouvre son garage dans l'avenue Soekarno Hatta, installe sa cuisine, sort
quelques tables et chaises et se met au travail. Il prépare l'un des meilleurs
nasi goreng que j'ai eu l'occasion de goûter. Il y en a une quinzaine au menu :
au poisson, au poulet, à l'ananas, au poivre noir, au soja… Saveurs complexes,
riz impeccable. Tous ceux que j'ai testés étaient excellents. On voit qu'il
prend son métier à cœur : il réfléchit avant de me faire sa proposition, il est
fier quand il dépose le grand bol devant moi ; quand j'ai fini, il vient me demander si j'ai aimé, et il est
tout content de recevoir mes compliments.
A
côté de Steve Jobs, il y a Steve Wozniak. Le Woz s'occupe des boissons :
des jus qui ne sont pas simplement de la glace fondue aromatisée, des
variations sur le milk shake au chocolat, café, très bons… Les gens du coin ne
s'y trompent pas, il y a toujours du monde chez eux.[1]
Ah
oui, au fait : tout ça pour à peu près rien. Et dans la bonne humeur.
[1] Je vais vous dire comment
y aller, au cas où : l'avenue Soekarno Hatta est connue de tout le monde. Quand
vous y êtes, vous demandez où se trouve l'avion (pesawat) - une sculpture sur la
place où se trouve le magasin Toyota. Arrivé à l'avion, vous verrez une grande
station service Pertamina (derrière laquelle se trouve mon hôtel, le Hasanah -
qui a des défauts, mais qui est propre, avec un ameublement très
correct, grandes fenêtres et belle vue côté montagne, et qui est pas cher,
genre 15 euros). Décalé de 20 mètres plus bas, de l'autre côté de la station
service, en face d'un restaurant nommé Ocean garden vous trouverez le garage ; Steve Jobs est facilement reconnaissable :
il est bien plus grand que la moyenne des indonésiens, jeune et mince, il porte un jeans, des converses et arbore une petite queue de cheval. Il y a
de la musique de djeuns dans le garage.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire