Nous
sommes arrivés dans cet endroit par hasard. A l'origine, je voulais aller au
Laos. Mais je sentais bien que Fon redoutait un voyage un peu long et
fatiguant. Alors j'ai proposé d'aller dans le sud, louer une maison au bord de
la mer. Pas évident non plus. Les maisons font généralement parti de ghettos
farang, et je n'avais pas très envie de me retrouver dans ce milieu, ou pire,
sur une route touristique.
Fon
m'a proposé d'aller dans la région de Phetchabun, en plein centre de la
Thaïlande, où il y a de la montagnette. Il a quand même fallu deux jours et
demi pour y arriver tant l'endroit est mal desservi. Pourtant, la route qui
mène à notre resort, Khao Kho, est large comme si le sixième régiment de
cavalerie devait y défiler demain avec ses chars. Mais pour l'instant, à peine
si on voit passer parfois une moto ou un pick-up. La route mène je ne sais où.
De chaque côté, il y a des chemins de terre et de temps en temps, un village.
Impossible de louer une moto. Nous trouvons un hôtel avec une vue agréable, à
deux kilomètres d'un petit plan d'eau où je peux nager.
Il
y a manifestement des cultures de fraises dans le coin étant donné le nombre de
pancartes qui proposent la vente en vrac. Tout le long de la route, on voit des
panneaux en bois découpé montrant un fruit énorme, assez peu ressemblant, avec
des points blancs sur fond rouge comme une amanite tue-mouche. Frustrant, on ne
trouve pas une seule fraise, ce n'est plus la saison, elles ne poussent qu'en
plein hiver. Nous avons quand même déniché un demi-kilo de petites fraises
parfumées et sucrées, et on nous en a promis d'autres.
Je
crois avoir fait le tour des distractions de l'endroit : des fraises en hiver,
un peu de fraîcheur, une chute d'eau peu impressionnante, un musée des armes où
l'on peut voir, paraît-il, un char d'assaut, un canon anti-aérien et un
hélicoptère de l'armée, souvenirs de la lutte contre les communistes il y a
quarante ans. C'est tout.
Heureusement,
nous pouvons compter sur nos richesses intérieures…
Et
puis il y a Tchat. C'est un collégien qui vient de finir ses études. Je l'ai
rencontré par hasard en demandant mon chemin. Il parle assez bien anglais, surtout
pour un habitant d'un village reculé. Il s'est proposé de m'accompagner et nous
avons parlé un peu. Il est le cinquième d'une famille de dix enfants. La
particularité de ses parents : ils sont catholiques.
Je
ne sais pas comment, mais Tchat a réussi à faire l'école secondaire. Il n'y a
pas d'écoles dans la région, et il a été obligé d'aller à quatre cent
kilomètres de son village pour étudier. Etudes payées par qui ? Pas par ses
parents, qui ne possèdent pas beaucoup de terre, et ont d'autres soucis
financiers. Maintenant, il voudrait devenir enseignant. Mais comment ? Pour
l'instant, il travaille à la ferme, et nous nous donnons rendez-vous à l'étang,
où je lui donne des cours de crawl. Fon l'aime bien. Elle dit qu'il est
différent des jeunes de son âge. C'est vrai qu'il a quelque chose, il est
charmant.
Comme
la prise de mon transformateur donne des signes de faiblesse, Tchat propose de
m'emmener à moto à la ville la plus proche. C'est là que, dans un magasin
d'ordinateurs, je tombe sur un bien sinistre couple, sous les dehors les plus chaleureux.
Ils ont trente et quelques années, un homme assez gros à l'air sournois, une
femme mince et grande, surtout pour une thaï, avec des petits rires veules.
Seul le chat de la boutique est sympathique.
D'abord,
l'homme me dit que cette prise ne peut être réparée, il y aura toujours des
ennuis, des variations de courant, et qu'il vaut mieux commander du neuf. Ils
se font fort de trouver en quarante-huit heures pour un prix... excessif. Mes
connaissances en électricité sont faibles, mais je ne gobe pas cette histoire,
je refuse et nous sortons.
Comment
faire ? J'interroge Tchat, et il m'annonce que l'IT le plus proche est à
vingt-cinq kilomètres. Je culpabilise de l'entraîner si loin, même si je paye
les trajets. Il me dit que le type serait quand même d'accord pour réparer la
prise. Alors nous retournons au magasin.
Le
gros type s'installe, debout autour de lui, nous le regardons faire. Toujours
intéressant, sinon agréable de voir un technicien pratiquer son art. Un des
plaisirs de la Thaïlande, on y fait les choses sans chichis. Ah, il n'a pas
l'instrument nécessaire pour fendre la prise. Il va dans l'arrière-boutique,
s'assoit. Dans sa main, une simple lame de rasoir. Il n'a même pas de cutter !
Et un petit tournevis pour mieux marpailler la capsule en téflon qui abrite le
fil de cuivre. Comme il s'y prend comme un manche, il se blesse au pouce. Je
suis obligé de terminer le travail. Et la zone de coupure électrique
m'apparaît. L'homme ne semble pas vouloir faire quoi que ce soit pour terminer la
réparation, en soudant par exemple.
Je
n'ai plus rien à attendre de lui. Je demande combien je dois. Là se joue une
étrange partie. L'homme se dit que je vais sans doute donner une somme plus
intéressante que ce qu'il peut décemment demander, étant donné la présence de
Tchat. Sa femme dit en riant : cent bath… mais je plaisante ! Elle le répétera
encore. L'avidité les met sur les charbons ardents. Je repose ma question.
L'homme dit qu'il ne demande rien, bien sûr, mais qu'il souhaite que je lui
donne un pourboire - qui prend aussitôt un caractère obligatoire. Ça traîne. Je
vois bien qu'il ne veut rien dire devant Tchat, mais qu'il voudrait bien… Je me
tourne vers mon ami, qui propose cinquante bath. Je dépose le billet sur le
comptoir, et nous partons. Tchat me dit que ces gens-là sont bien friendly. Je crois
qu'il le pense réellement.
Le
soir, à l'hôtel, le mari de l'hôtesse jette un coup d'œil sur la prise. Il
essaye de la souder, mais son poste à soudure est d'une saleté rédhibitoire, et
pas assez puissant pour réchauffer et la crasse, et le cuivre et l'étain. Il
réussit quand même à faire une tresse qu'il chauffe un peu, réparation de
fortune qui ne durera pas plus de quelques jours. Peu importe. Il demande s'il
a fallu que je paye le réparateur qui a fendu la prise, et combien. Fon lui
dit. Il s'indigne…
C'était
moins de deux euros. Il n'y a pas mort d'homme. Juste celle de quelques
illusions. Il paraît que les français étaient comme ça avec les américains,
juste après la dernière guerre mondiale.
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