Je
suis arrivé à Malang, grande ville de Java oriental, porte des sommets de
l'Indonésie et de ses volcans. Après une première nuit dans un hôtel de
backpackers, j'ai trouvé un hôtel très agréable, avec vue sur la montagne.
Première demie nuit, je devrais dire, car j'avais mal calculé mon coup, et mon
train est arrivé à trois heures du matin. Dans le train, je n'ai pas fermé
l'œil - ces trajets ont mauvaise réputation. A la sortie de la gare, une
certaine animation, surprenante à cette heure : de quoi se restaurer, des taxis et des vélo-pousses. Après
les obligatoires négociations, j'ai opté pour un vélo-pousse.
Obligatoires négociations, oui,
car on est généralement accueilli par un concert de propositions
exagérées. Non que le prix demandé risque de faire un trou dans ton porte-monnaie, loin s'en faut. Mais il vaut mieux ne pas contribuer à accréditer
l'idée selon laquelle un étranger est prêt à payer n'importe quoi. Dans
d'autres circonstances, cela peut s'avérer très dangereux - par exemple si tu es impliqué dans un accident de la route. Il est préférable de donner l'idée
que tu n'es pas différent d'un local, et que tu as aussi des
contingences budgétaires. Cela te rendra plus humain - sinon, ils t'imagineront différent, alien - je plaisante à peine, car on ne mesure pas à quel
point les gens peuvent fantasmer des trucs tordus sur les personnes qui
n'appartiennent pas à leur culture.
Il
se trouve que nous avons tous un centre situé dans le lobe préfrontal du
cerveau qui gère ce genre de problèmes - un centre qui s'occupe de décider ce
qui est équitable ou ne l'est pas et qui réagit en conséquence[1].
Autant avoir l'air d'être normalement connecté.
Donc quand on te fait ces demandes parfaitement exorbitantes pour un local, il
faut sourire gentiment, mais d'un air entendu, dire ce qu'on veut, voire
fixer un prix si on peut, et attendre patiemment en faisant mine de partir très
lentement. Généralement, la cavalerie arrive, quelqu'un vient te faire une
proposition correcte, et tout s'arrange.
L'hôtel
choisi par mon vélo-pousseur est en altitude par rapport à la gare. En montant
la côte je l'entends ahaner - outre mon poids, il y a mon barda, vingt-cinq
kilos. Rues de plus en plus désertes en s'éloignant de la gare. J'allais sans
inquiétude - rien de grave ne pouvait arriver…
Nous
sommes arrivés dans un quartier agréable, avec des bandes d'herbes sur le côté
de la rue et des maisons espacées. Mais… grille fermée. J'ai eu peur de devoir
dormir dans la verdure, car le veilleur de nuit ne répondait pas aux appels du
chauffeur. Finalement, un coup de téléphone dans la nuit, avec la sonnerie
stridant[2]
juste de l'autre côté de la grille, une ombre a surgi, la porte s'est
ouverte et mon chauffeur a disparu.
C'était
un hôtel de backpackers, apparemment recommandé par Lonely Planet, à qui on
peut être reconnaissant de regrouper en un seul endroit cette espèce de
voyageurs dont j'ai fait partie dans ma jeunesse, mais que je trouve
assez inintéressante. Leur préoccupation essentielle étant de ne pas se faire
rouler par ceux qui font profession de voler les touristes (de vrais binômes), d'avoir vu un maximum de choses parmi celles signalées par les
guides, et de se retrouver le soir dans ce type d'établissement pour pouvoir en
comparer la liste avec des pairs avec des airs gourmands et entendus. Les
filles backpackers, me semble-t-il, se distinguent par une particulière niaiserie.
Dans
ce type d'établissement, on retrouve un style d'ameublement et de
décoration indéfinissable. C'est du baba cool, avec une sorte de gentil confort
dans les parties communes. Aussi, une volonté forcenée de te faire sentir
"at home" - sans qu'il n'y ait le moindre rapport entre ces locaux et tes quartiers habituels. Des pots de fleurs. Des écriteaux qui indiquent ce
qu'on peut faire et ne pas faire, ce qui est gratuit et ce qui ne l'est pas. Il
n'y a pas de salle à manger, mais une zone d'alimentation et de boisson - comme
un point d'eau pour les animaux sauvages. Aux murs, des photos et des textes
bavant de reconnaissance rédigés par des pèlerins pour la patronne de l'hôtel,
une petite grosse indonésienne rusée, avec un prénom américain. Sans doute
syndromes de Stockholm, car l'établissement n'a rien de confortable. On ne
trouve même pas d'eau potable dans les chambres.
Au
matin, je suis allé chercher une moto à louer. J'ai marché quelques centaines
de mètres (en semant des petits cailloux blancs) et je suis arrivé à une grande
artère. A l'angle, un bâtiment de quelques étages, avec une épaisse cohue, et un parking bondé
de motos. Combien de gareurs dans ce parking ? Un nombre incalculable. En Indonésie, on ne peut
s'arrêter nulle part sans devoir se garer dans un parking à motos. On n'y
échappe pas. Pourquoi ils ne se garent pas dans la rue, ça je l'ignore. Gareur est
donc une profession très répandue. La mission du gareur : ranger les motos les unes à
côté des autres pour qu'elles prennent le moins de place possible. Il lui arrive
parfois de refuser du monde ! Il a un autre rôle qu'il exerce après avoir
réclamé quelques milliers de roupies[3]
: il essaye d'arrêter le flot ininterrompu de moto pour que vous puissiez
sortir du parking - et ce n'est pas un luxe.
En
voyant ce grand bâtiment où entrait une foule dense, j'ai vaguement pensé que
c'était un mall couleur locale. J'ai appris par la suite que c'était un
hôpital. Sans doute l'instinct… J'ai commencé à demander aux passants où je pourrais
trouver un loueur de motos. Une jeune femme est intervenue, et m'a demandé en
anglais ce que je voulais. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Yuni. Je lui ai dit que je cherchais une moto,
elle a proposé que son copain m'emmène dans un endroit qu'elle connaissait, j'ai accepté. Elle m'a présenté à Mohammad qui était à côté, sur le parking, et je suis parti derrière lui, sur sa moto noire qui fait du bruit mais qui n'avance pas.
En
chemin, Mohammad m'a expliqué qu'il était libyen, étudiant en électronique
malgré lui, et venu ici parce que c'était devenu trop dangereux dans son pays.
On a trouvé un loueur de motos, mais c'était compliqué, le loueur exigeait des
garanties invraisemblables. Il s'en est suivi une de ces situations pourries où
on reste là, sans rien faire, et on ne sait pas vraiment ce qu'on attend.
J'ai
donc dit à Mohammad que je laissais tomber - il me fallait faire assez vite car
j'envisageais aussi de changer de pénates avant l'heure du check out. Il m'a
proposé de m'emmener dans divers hôtels, après avoir consulté Yuni. J'ai
vite compris qu'il ne tenait pas compte du quart de ce qu'on lui disait. Par exemple Yuni lui dit qu'elle connaît un endroit parfait.
Il m'emmène dans un autre hôtel, qui n'a rien à voir avec ce que je recherche,
mais qu'il pense bon pour moi. Où bien je lui explique que je préfère ne pas
m'éloigner du centre. Il me dit que tout est près du centre si on a une moto et
m'envoie à perpète. Ad libitum.
Comment
le décrire gentiment ? En fait, Mohammad est "bourrin". Ce qui
savent ce que ça veut dire comprennent, et les autres devinent.
Finalement,
deux heures après, j'avais trouvé un hôtel au prix double de l'hôtel de
backpackers, mais nettement plus agréable. Un peu excentré. Consolation, j'avais
rendez-vous le soir avec la sœur de Yuni pour lui louer sa moto. Avant de
déménager, j'ai invité Mohammad à déjeuner. Il a évidemment choisi un
restaurant un peu branché, avec une musique assourdissante, ce qui fait que
nous ne pouvions pas nous parler. Yuni, occupée un long moment à l'hôpital,
nous a rejoint au dessert. Puis Mohammad m'a aidé à emporter mes affaires
jusqu'à l'hôtel. Nous avons échangé nos numéros de
téléphone, et je suis allé m'installer et me reposer, car j'avais une nuit
demi-blanche dans les dents.
Le
soir, j'ai retrouvé Yuni et sa sœur dans le lobby de l'hôtel. Mohammad avait
dit qu'il avait un cours d'anglais et ne pouvait pas venir. J'ai vu la
moto qu'elle me proposait, une 110 cc encore propre, et nous avons conclu l'affaire. Yuni avait dû
pousser sa sœur dans ses derniers retranchements pour qu'elle loue sa moto -
évidemment, sans caution, avec juste une copie de mon passeport. Pour les
remercier, je les ai invitées à dîner. Nous avons atterri dans un warung du
coin, et le repas a été très gai. Yuni est du genre petite boulotte, vive et drôle.
C'est une crème. Il m'a semblé qu'elle poussait sa petite sœur dans ma
direction. Je suis resté très évasif.
J'ai
appris par la suite que Mohammad avait fait une crise de jalousie car il aurait
voulu être invité. Manifestement, Yuni a de gros problèmes avec lui, il est
difficile à gérer. Complications à venir si je continue à les fréquenter.
Ils
m'ont proposé de m'emmener faire un tour à moto le lendemain. J'ai accepté. On
verra bien.
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