Aller
d'une ville de province thaï à une ville de province indonésienne n'est pas une
mince affaire. J'ai sauté dans un bus à Korat vers midi dimanche dernier, alors
qu'il s'ébranlait. Quatre heures après, mon bus me déposait juste devant
l'aéroport Don Mueang. Là, j'ai cherché un hôtel, avec mes vingt kilos de
paquetage. La chance m'a souri. Après m'être heurté aux grooms glacés d'un
grand hôtel, j'ai demandé où crécher à une jeune vendeuse de brochettes, et
elle m'a conduit jusqu'à un établissement plus modeste, mais fort propre et
sympathique. Une fois installé, je suis retourné vers l'aéroport pour savoir à
quel endroit je pourrais reprendre le bus en sens inverse, quand j'aurai fini
mon périple. Et là, j'ai compris que j'étais dans une nasse : le bus aller
s'arrêtait, mais pas le bus retour. Obligé de faire quarante kilomètres en plus
pour remonter jusqu'à la gare des bus à Bangkok.
Je
suis revenu tranquillement jusqu'à un canal roulant des eaux grises. D'un côté,
des maisons sur pilotis, assez pauvres, et plutôt charmantes, de l'autre, un
temple énorme, d'où s'échappait un récitatif pieu à travers d'immondes
haut-parleurs. J'ai pris quelques photos, et là, j'ai compris que j'avais
oublié la pierre angulaire de mes huit kilos d'appareils photos et lentilles
diverses : le chargeur de batterie. Assez peu charmé de penser à toutes ces
photos que j'allais rater, et à ce poids inutile que j'allais devoir porter
pendant un mois - sans roulettes. On oublie toujours quelque chose quand on
voyage. Peut-être moi plus qu'un autre. Alors il faut penser à des choses
positives : je suis un mauvais photographe, et finalement, ces photos
n'importent pas vraiment ; et puis : ça va me faire faire du sport et me rendre
endurant. Effectivement, mon barda fera en tout vingt-cinq kilos quand j'aurai
récupéré ma ceinture de plomb, et dans une chaleur étouffante, il faut avoir un
peu d'estomac pour trimballer une masse pareille - ou l'envie d'en perdre.
Fon
n'est pas avec moi. Elle s'est défaussée, arguant des fatigues de sa grossesse.
L'idée de me retrouver seul m'a d'abord complètement déprimé. Mais maintenant
que j'y suis, je suis plutôt content. Un peu d'austérité, un retour sur
soi-même font un bien certain.
Mes
horaires sont un peu serrés. Le lundi, mon avion s'envole à 11 heures 30. En
partant de Korat, il aurait fallu se lever bien trop tôt pour être à l'aéroport
à des horaires convenables. L'avion est à l'heure. C'est Asian Air, une
compagnie low cost qui a l'habitude de crasher ses avions de temps à autre -
même pas peur. J'arrive à Jakarta à deux heures et demie. J'avais lu sur
plusieurs sites qu'on ne demandait plus de visa à l'arrivée en Indonésie depuis
le premier avril. Eh oui, le premier avril ! Mais non, on ne passe
toujours pas sans visa devant l'immigracie. Il faut en acheter un, pour
trente cinq dollars, et on a droit à un superbe reçu de vingt cinq dollars -
cherchez l'arnaque. J'ai perdu du temps dans la queue du passeport avant d'être
renvoyé aux visas. J'espère que le terminal trois, d'où part mon prochain vol,
n'est pas trop loin. Je récupère mes bagages et… tout semble s'enclencher à
merveille, car le terminal trois est justement le terminal où je suis arrivé.
A
la porte de mon vol, je cherche une prise de courant pour brancher mon
portable. Il y en a sur la contre-allée, séparée du contrôle au départ par une
vitre de trois mètres cinquante et des poteaux en acier. Tandis que je
m'installe, et que mon voisin commence à me parler, je vois une jolie fille qui
arbore l'uniforme d'Air Asia, des jambes immenses dans des collants fumés, et
ces merveilleuses chaussures d'uniforme noires à demi talons, moitié ringardes
moitié sexy. Elle est de l'autre côté de la glace, avec les contrôles. Elle n'a
pas l'air de beaucoup bosser, ils sont quatre, et les voyageurs arrivent par
petits paquets espacés. Je lui fais signe. Elle prend l'air confus tout en souriant.
Je fais la pantomime pendant cinq minutes derrière la vitre épaisse, et elle
pouffe. Je lui demande par signes qu'elle
m'envoie son numéro de téléphone. Elle continue à rire, elle me jette des
regards en dessous. Elle parle à sa collègue qui semble ne pas trop m'avoir à
la bonne - la collègue se tourne vers moi et fronce les sourcils.
Ça
stagne. Je décide d'avancer mes pions. Je prends une feuille de papier, j'emprunte
un stylo à mon voisin, et j'écris moitié en indonésien moitié en anglais :
qu'elle est très belle, que je suis sérieux, que je suis français, et que je
voudrais qu'elle m'écrive son numéro de téléphone. Je plie en huit la feuille,
et je la lance. Coup de chance, le morceau de papier atterrit tout près d'elle.
Elle ouvre après une hésitation, toujours riant et jetant des regards
furtifs. Elle commence à écrire. Puis retourne à son comptoir. Sa collègue
jette le bout de papier par terre. Le manège se continue un peu, mais je
comprends qu'elle ne relancera pas le morceau de papier. Je ne l'intéresse pas
assez pour qu'elle brave la réprobation de ses collègues. Enfin… c'était juste
pour jouer, et nous avons bien joué.
Là
où c'est devenu moins drôle, c'est que mon avion a eu trois heures de retard.
Comme la seule prise de courant se trouvait de l'autre côté de sa vitre, j'ai
été obligé de traîner en face d'elle et de ses collègues pendant presque tout
ce temps, et à la longue, je me suis senti très très seul et ridicule…
Enfin,
on embarque. Tandis que le moteur vrombit, la douce voix de l'hôtesse. "We'd
like to remind you that it is strictly forbidden to…" Mais mon voisin fait
tomber la moitié de son sac du compartiment bagages et je n'écoute plus… juste
le temps de penser que l'interdiction de fumer dans les avions… ai-je connu
autre chose ? Et puis la voix suavissime de l'hôtesse, encore :
"…
avec des sanctions pouvant aller jusqu'à la mort."
Le
mot "death", sur lequel elle s'arrête, résonne comme un point
d'orgue. Un coup de poing au ventre. Le tabac tue, je sais. Mais pas par
fusillade[1],
à ma connaissance.
Je comprends. Elle
parlait sans doute de trafic de drogue.
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