Le quartier chinois de Bangkok est très
animé. J'y trouve l'importateur de thé que je cherchais - le Pétrossian
du thé en Thaïlande. Les produits viennent directement de Chine, et c'est le meilleur
qui est mis en vente, à des prix d'ailleurs impressionnants. Quand on trouve le
top du top du thé noir au jasmin à quarante euros le kilo, on imagine la
qualité du thé qui se vend deux cents euros. Du rare thé blanc, du Keemun de
qualité extra, trente ou quarante variétés différentes. Et rien que du tcha
tchin (du thé originaire de Chine).
La vendeuse me fait renifler les essences
dans d'énormes bocaux remplis à ras-bord. Elle a compris à qui elle avait à
faire, et elle me plonge la tête dedans, littéralement, à nez touchant, comme
dans de la poudre. Au cinquième pot, je suis stone. Je casse ma tirelire, tout
ce que j'ai sur moi. J'aurais eu quatre fois plus, j'aurais tout flambé, pareil.
Il me reste juste de quoi prendre le sky train.
Je n'ai jamais étudié le chinois. Pendant
mon bref voyage à Pékin et Tchegn Du, j'ai essayé d'apprendre à dire bonjour
pour faire bonne impression aux officiels de l'université, mais comme les
chinois me regardaient d'un air très gêné et très peiné, en souriant de toutes
leurs dents, j'ai vite arrêté. Je serais plus persistant aujourd'hui.
On dit du chinois écrit qu'il utilise des
idéogrammes. Chacun sait ce qu'est un idéogramme (qu'on pourrait tout aussi
justement appeler idéographe). Ce qu'on sait moins, c'est que le thaï (comme le
chinois je suppose) utilise des idéologues. C'est à dire l'équivalent
oral de l'idéogramme. En bref, un mot en thaï peut correspondre à toute une
famille de mots français ou anglais. Le mot thaï représente une notion. Et il
peut devenir préfixe, conjonction, adjectif... suivant les besoins. Ainsi, le
mot จาก qu'on
pourrait transcrire phonologiquement par djak veut dire : quitter, se séparer
de, en provenance de, depuis. Il y a un degré d'abstraction plus important - mais
aussi (je pense) un flou plus important dans la transmission des idées, car
l'interlocuteur doit interpréter. La différence entre sens propre et sens
figuré s'estompe.
L'un des effets du système est une économie
de mots. Ainsi, pas besoin du mot "garage", car on parle du
bâtiment-voiture. Pas d'"école", juste un bâtiment-apprendre, pas de "gymnastique",
mais un corps-action, tandis qu'un ami-maison est un "voisin". Ces
périphrases sont possibles parce que les mots thaï, en règle générale, ne font
qu'une seule syllabe.
Le mot n'est pas immobilisé par un typage
grammatical. A l'opposé, dans les langues non "idéologiques", anglais,
français, allemand, russe etc., un adjectif ne pourra pas (sauf exception) être
pris pour un substantif, et un substantif pour un verbe, un verbe pour un
adverbe.
Du fait de cette absence de typage des
mots, la grammaire a beaucoup moins d'objet, en thaï, et elle est donc assez
simple. Seul l'ordre dans lequel on dit les choses est essentiel, il est à peu
près fixe et c'est le fil conducteur qui permet de retrouver le sens de la
phrase.
C'est l'inverse en russe, où la grammaire
est si prégnante, en raison notamment des déclinaisons, qu'on peut pratiquement
dire les mots d'une phrase dans n'importe quel sens, on sera toujours compris.
La seule nuance étant que le premier groupe nominal est celui sur lequel on
veut attirer l'attention. Le français se prête moins à ces acrobaties ("Me
font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour.")
Le thaï se distingue du chinois parce qu'il
n'utilise pas d'idéogrammes. L'alphabet thaï, dérivé du sanscrit, sert à
constituer des phonogrammes - comme en français. B-A BA.
La particularité du thaï est sa richesse en
voyelles - au moins en comparaison avec l'indonésien, pour prendre référence
sur une langue voisine ; je ne sais pas ce qu'il en est du chinois, du birman
ou du vietnamien qui appartiennent au même groupe linguistique que le thaï. A
explorer.
A l'inverse du thaï, le russe accumule les
consonnes les unes derrières les autres (jusqu'à trois voire quatre de suite ;
répéter trois fois v Dniepropetrovsk). Les voyelles russes sont
si maltraitées qu'elles peuvent se dénaturer, et changer carrément de sonorité
suivant le cas décliné et donc l'accent tonique qui les frappe (à coup de
knout).
Autre particularité du thaï : c'est une
langue tonale. Mais je ne vais pas m'engager dans un cours de thaï, j'en serais
bien incapable. Le but de mon propos était de mettre en lumière ces
"idéologues", dont l'idéogramme n'est sans doute qu'une conséquence -
et non l'inverse. Et puis les idéologues au pays du grand timonier, je
trouvais ça amusant.
Ah si, un dernier mot sur la manière dont
les thaï parlent anglais. En français, toutes les consonnes qui peuvent
commencer un mot peuvent aussi le terminer sur le plan sonore. Le son
"g" par exemple termine le mot "bague" (le "u" et
le "e" sont muets), comme bag en anglais.
Entre parenthèses, on ne trouve pas un mot
français où il y ait un "g" final qui se prononce, sauf des mots
empruntés à d'autres langues, comme "camping", ou "erg",
alors que le g de "poing" ou celui de "coing" ne se
prononcent plus - sauf peut-être à Marseille. Pareil pour le "k". On trouve
moujik et dock, ou bien laque et pique. Petites piquantes particularités.
En thaï, des consonnes peuvent commencer un
mot, mais n'ont jamais le droit de le terminer. Elles s'écrivent en fin de mot,
mais sont prononcées différemment. Par exemple la lettre s se prononce t en fin
de mot. Ou bien la lettre l se prononce n. Les thaï qui ne sont pas familier
avec l'anglais vont vous dire : "I eat noodeN in my hoteN near the
hospitaN (je mange des nouilles dans mon hôtel près de l'hôpital). Je trouve ça
rigolo. Et aussi quand ce technicien a regardé mon ordinateur : "Ah, good, it is
A zut !".
A propos de langue, j'ai remarqué depuis
plusieurs mois qu'ici, les noms de filles se terminaient souvent en
"porn".
- Comment s'appelle votre charmante fiancée
?
- Siriporn (ou Amporn, ou Tiwaporn ou
Wanlaporn ou Napaporn ou Pinporn ou Walaïporn).
- Ah ! Tiens ! C'est son nom de guerre
?
Si ce n'est pas du plus bel effet !...
Surtout si on est une jeune fille thaï - les
gens ont des idées précises sur les jeunes filles thaï.
En fait, ces honorables personnes sont
victimes d'une anglicisation de leur nom.
En anglais, la différence entre sheep (i
long) et ship (i court) est fondamentale. Essayez de faire entrer un bateau
dans un mouton, (a ship in a sheep), vous rencontrerez quelques difficultés,
alors qu'un mouton entre sans problème dans un bateau (a sheep in a ship)[1].
En thaï, la différence est encore plus
sensible. Pour tenter d'allonger le "o" final de ces prénoms, les transcripteurs
ont jugé bon d'intercaler la lettre "r" (pas très sonore en anglais)
entre le "o" et le "n" afin de lui donner une consonance
plus proche de la prononciation siamoise ("pôôn").
Evidemment, avec l'articulation française
du "r", on imagine tout de suite mademoiselle Pinporn en string sur
des talons de douze centimètres, les cuisses enroulées autour d'une barre
d'acier. Comment veux-tu que les filles thaï n'aient pas mauvaise réputation !
[1] On a une situation équivalente avec une salope (bitch).
Si vous l'allongez sur une plage (beach), ça se passe plutôt bien. Essayez de faire l'inverse, vous encourrez la chaise électrique.
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