mardi 4 décembre 2018

Famille recomposée en Thaïlande : un puzzle à deux pièces


Le mariage thaï selon Deposit photo

Sujet que j'aborde avec les plus grandes précautions...

D'abord je n'ai pas l'expérience personnelle d'une famille recomposée. Je me fonde sur les aventures et mésaventures de mon ami Jack, abandonné par sa femme thaïe et bien plumé à l'occasion. Il est père d'un enfant âgé d'un an dont il a récemment récupéré la garde à la suite d'une bataille juridique brève - j'en suis encore étonné.

Après s'être remis de ses émotions, Jack a cherché une nouvelle compagne sur internet. Il a trouvé, et la jeune femme est mère d'une fillette de cinq ans qui vit avec sa grand-mère (maternelle). Alors que la mère travaille essentiellement sur internet.

Un cas ne permet pas de conclure. J'ai clairement conscience de la variabilité des réponses à la question des familles recomposées. Selon l'âge, l'origine sociale et le niveau d'étude. Selon la culture urbaine ou rurale. Et bien sûr selon le type de mariage - avec un farang ou 100% thaï.

Ce que j'essaye d'établir, c'est que la notion de famille recomposée n'est pas identique en Thaïlande et en France. Tu me diras : le contraire serait étonnant ! Mais je vais aller plus loin et essayer de préciser ces différences.

Une chose clairement établie, c'est que la famille a un poids énorme en Thaïlande.

On pourrait en inférer que le lien entre la mère et ses enfants est exceptionnellement fort. Peut-être… Néanmoins, une recherche sur les femmes entre 30 et 40 ans sur divers sites de rencontre fait remonter un nombre surprenant de "sans enfant". En réalité, il faut lire : "sans enfant à charge". Des enfants, il y en a, mais ils vivent chez leur grand-mère, séparés de la mère pendant la semaine. Ou plus longtemps.

En Thaïlande, on ne ressent pas cette mystique attribuée à la maternité en occident. On ne verra pas dans les temples bouddhistes ces innombrables tableaux de la mère et l'enfant qui ornent les églises et les musées occidentaux. Et pour cause : c'est un concept religieux catholique.

Il imprègne encore la société occidentale, alors que la religion n'est plus là. Une forme niaise et outrancière de psychologisme et de psychanalyse a pris le relai. Qu'on voit régulièrement émerger sur les sites proposés aux "mamans".

Apparemment, la Thaïlande en est exempte. S'occuper d'un enfant, c'est avant tout le prendre en charge sur le plan matériel. Pas de "triangulation œdipienne", pas de "dyade mère-enfant"... La mère élève, éduque, mais ne s'attribue pas un pouvoir quasi-magique de structuration de l'esprit de sa progéniture.

Les horaires scolaires sont larges mais ne peuvent couvrir les plages horaires de ce type de métier. Que faire ?

L'amour maternel existe, mais il faut bien gagner de quoi vivre. Les femmes sont fortement impliquées dans l'économie du pays, elles tiennent des boutiques ambulantes - ou non - ce qui implique un très grand nombre d'heures de travail. Difficile d'imaginer le papa thaï changeant les couches. Alors elles se tourneront naturellement vers leur propre mère pour lui confier l'enfant - et si possible, lui donneront de l'argent pour marquer son attachement plus que pour la défrayer.

Quand il y a divorce, la situation matérielle est souvent plus tendue pour la mère - qui obtient en général sans difficulté la garde de l'enfant. Ce qui n'empêche pas de le confier à la grand-mère paternelle si les conditions sont plus favorables.

Sur un site de rencontre, les femmes thaïes savent qu'elles seront plus intéressantes si elles se présentent sans enfant. Quoique… certains farangs ont déjà eu des enfants en occident et se disent qu'une femme déjà mère ne va pas les tanner pour en avoir d'autres. C'est une question d'âge : avoir un enfant de deux ans dans les pattes, c'est plus lourd qu'un enfant de seize ans... dont on espère qu'il va bientôt travailler.

Les femmes thaïes seront contentes de trouver un soutien chez les farangs, supposé à l'aise et peu regardant. Soutien financier qui peut être lourd s'il faut payer une école privée en Thaïlande. Mais là, je ne veux pas m'avancer. J'ignore quelle est la pression exercée par la mère pour réintégrer ses enfants dans la vie du couple farang / thaï et les mettre à charge du nouveau mari. J'ai juste l'impression que c'est un peu une obligation pour lui.

Je n'ai pas non plus d'information sur les pensions du père génétique, ni sur la régularité avec laquelle elles sont versées. Les arrangements à l'amiable seraient plus fréquents que l'application de la grosse du tribunal. Étant donné la légèreté du contrôle fiscal dans le pays, il est de toute manière difficile pour le juge d'établir un montant de pension réaliste à travers les gains déclarés.

S'il n'y a pas eu mariage, je suppose que le père génétique est tenu de verser une pension. Encore faut-il qu'il y ait eu reconnaissance ou test ADN. Donc un texte qui est rarement appliqué : une thaïe de milieu modeste n'a certainement pas les moyens de payer un avocat. De plus, l'idée de passer par le tribunal n'est pas dans les mentalités.

Maintenant, la situation inverse : quand le farang a déjà un enfant avec une femme thaïe et qu'il en est séparé. Il y a là une forte asymétrie : dès que le farang a un enfant thaï, il devient le mistigri. Il faut qu'il cache l'existence de cet enfant s'il veut retrouver une compagne. Qu'il n'aille pas dire qu'il s'y intéresse, ce ne serait pas compris : l'enfant n'est pas considéré comme un centre d'intérêt naturel chez l'homme. Ou plutôt si, mais après la voiture, la boxe thaïe, le jeu, les maîtresses et la frime, du moins dans les classes moyennes. C'est à peine réducteur...

De plus, la jalousie (sans doute fondée) semble culturelle chez les femmes thaïes. L'enfant du père est ce qui raccroche objectivement ce père à son ex-conjointe. Et là, dès qu'on parle de l'ex, ça devient chaud…

Toutes n'indiquent pas dans leur profil si elles pratiquent la boxe thaïe. Une information qu'il faut penser à demander.

Enfin la mère aura souvent tendance à penser que la marâtre maltraitera son enfant.

Il ne s'agit là que d'impressions… Je n'ai pas de statistiques. J'ai quand même compté le nombre imposant de femmes se présentant comme "sans enfant" - mais on pourra toujours objecter qu'elles utilisent un site de rencontre, ce qui peut induire un biais de recrutement. J'en suis tout à fait d'accord.

Au final, la famille recomposée thaïe n'a rien à voir avec la joyeuse famille qu'on présente en occident dans les médias. Elle n'est souvent "recomposée" que d'un seul côté - le côté de la mère thaïe. Le lien mère-enfant est sans doute très solide, mais s'inscrit plus dans la communauté familiale et la lignée des femmes que dans une relation d'exclusivité.

Pour ce que ça vaut…

jeudi 22 novembre 2018

L'incommensurable irresponsabilité des thaïs




Ce soir, je fulmine. J'essaye pourtant de me raisonner. Les thaïs sont sympas. Ils ne font pas la gueule. Ils n'ont pas de morgue. Ils vivent dans un joyeux bordel, et bordel = liberté. Celle de dépasser la vitesse limite sans serrer les fesses (quand je roule follement à 60 dans les faubourgs de ma ville, je me fais sans arrêt doubler par les thaïs - alors que les panneaux demandent 50). Celle de se garer un peu n'importe où quand on est pressé... ou pas. Celle de mettre un corps-mort devant sa maison pour attacher son bateau sans demander aucune permission. Celle de descendre le tapis roulant avec ma fille dans le chariot du BigC malgré l'interdiction et le planton - mais ça la fait tellement bicher !

Évidemment, il y a quelques règles fondamentales à respecter. Et puis pas vu, pas pris, mais vu, la punition est souvent excessive.

Peu importe. Ici, on est relax. Globalement. Il ne faut pas jouer au c. avec les thaïs, c'est tout. Si on fait un peu attention, on évite les problèmes.

Sauf que…

Je sais, ce qui me fout en pétard, ce n'est pas grand-chose. Quoique… c'est tous les jours pareil. Et pour tout. Ça finit par user.

Je fais construire une barque en résine il y a quelques mois. Je demande un bateau marin, qui supporte un peu de mauvais temps. Le résultat ne me semble pas totalement convainquant, mais la saison est favorable, la mer est souvent plate. Quand le bateau m'est livré, je ne remarque pas certaines petites malfaçons. Tant pis. Tellement content de retrouver le plafond des poissons.

Quelques temps plus tard, je fais une dangereuse expérience (que je raconte ici) : j'embarque un gros paquet de mer par l'arrière. Pendant de longues minutes, je suis tangent, à la merci d'une nouvelle vague. Chance, tout s'arrange. Je décide de profiter d'un retour en France pour renvoyer le bateau au chantier et faire modifier quelques petites choses afin qu'il soit plus sûr.

J'explique tout à Fon - dans le détail. Je lui demande de noter - j'ai une mémoire exécrable, et je sais qu'en revenant de France, je risque d'oublier une des modifications demandées - dont la reprise des malfaçons. Puis nous conduisons le bateau sur son lieu de naissance. Je reprends chaque point avec le patron du chantier, en expliquant bien ce que je veux. Il me donne des détails et propose des solutions qui montrent qu'il a tout compris. Et qu'il approuve totalement cette transformation. Pourquoi n'y avait-il pas pensé avant, quand j'ai commandé le bateau ? Pourquoi m'a-t-il vendu une embarcation qui laissait à désirer sur le plan de la sécurité ?

Retour de France : je cours au chantier. Et là, badaboum. Je constate qu'il a pris des initiatives qui n'ont rien à voir avec ce que j'ai demandé. Strictement rien à voir. Je reprécise les choses. Je fais des montages Photoshop que je lui envoie pour qu'il ait un modèle visuel de ce que je veux. Pour qu'il ne puisse pas s'abriter derrière un "je n'avais pas compris".

Quinze jours plus tard, il téléphone pour dire que le bateau est prêt. Nous y allons. Je dis à Fon de rechercher sa liste et au boss de ressortir le cahier où il a tout noté. Et je demande qu'on vérifie chaque point. Un dialogue s'engage en thaï, où je ne comprends pas grand chose. Mais il en ressort que tout a été fait, tout va bien. Je suis si content de retrouver ma  Dédaigneuse - carrément euphorique. Trop...

Nous repartons avec le bateau. D'intenses superstitions interdisent qu'on le mette tout de suite à l'eau. En effet, une tempête doit éclater à peu près à la date anniversaire du typhon de 1989. Au jour dit, calme plat… Pas grave. Quand même, il paraît qu'il ne faut pas... J'obtempère. Mais au bout de deux semaines (durant lesquelles il aurait dû bénéficier d'une nouvelle couche d'antifouling), je finis par obtenir qu'on le mette à l'eau en dépit des avis contraires.

Il est vrai qu'au mouillage de mon village, il n'y a pas un seul bateau. Ce qui se comprend : ce sont des embarcations de 7 ou 8 mètres, difficile à mettre au sec ou à flot. Ma barque est beaucoup plus petite, et s'il est vrai qu'au cours des mois à venir, il va y avoir des alternances de quatre ou cinq jours de calme et de tempête, je surveillerai la météo de près et je remonterai ma barque au sec tout seul avec mon petit chariot.

Le bateau est à l'eau. Le moteur démarre sans faire trop d'histoires. Tant pis pour l'antifouling - je doute qu'il soit mis un jour, malgré les promesses - le bidon ne sera pas perdu pour tout le monde.

Moo m'accompagne pour une première sortie rapide. Je mouille devant l'hôtel d'une amie - fond de sable parfait pour mes ancres, montée progressive, surveillance le soir par l'amie - il paraît qu'il y a des voleurs.

C'est lorsque je range le bateau que je découvre qu'une des cinq réparations prévues n'a pas été faite. Carrément oubliée. Malgré le contrôle final sur le cahier du boss et la liste de Fon. Je n'avais pas demandé cinquante modifications. Juste cinq.

Maintenant, j'ai le choix. M'assoir sur ma demande - et en subir les pénibles inconvénients. Remettre le bateau sur le pick-up (avec toutes les difficultés que ça représente - il pèse trois ânes morts) et le rapporter au chantier. Je demande à Fon ce qu'elle en pense. Elle me dit qu'elle ne fera rien, elle ne veut plus entendre parler du bateau. Et moi, je suis trop exigeant, paraît-il.

C'est aussi ça la Thaïlande. Personne n'est jamais responsable. On ne peut jamais faire confiance et on doit tout faire soi-même.

jeudi 15 novembre 2018

La maternelle buissonnière


Les anniversaires des divers membres de la famille royale sont attentivement fêtés. Ici, celui de la veuve du regretté roi.
Il tombe le même jour que celui de ma fille : honneur et photo !

Nam va à l'école locale. Une petite école thaïe au charme désuet : comme partout en Thaïlande, on y porte l'uniforme et on salue les adultes d'un waï aussi obligatoire que gracieux.

Ce n'est pas qu'elle ait jamais manifesté un enthousiasme délirant pour y aller. Mais depuis quelques semaines, refus obstiné.

Qu'est-il arrivé ? Entretemps, elle est passée par l'école du loup. Maternelle où je l'ai inscrite lors de notre séjour en France. Qualité exceptionnelle de l'encadrement ? Ou bien toutes les communales françaises sont excellentes ? Je ne sais pas, mais le résultat est là : chaque matin, Nam piaffait d'impatience.

Le premier mercredi après son inscription, je l'ai informée de ce qu'elle n'irait pas - sans penser plus avant. J'ai été surpris de la voir fondre en larmes : "je veux aller à l'école…ouiiiiiiiin…"

Et le lundi suivant, au petit déjeuner, elle me regarde d'un air dur. Menaçante : "On va à l'école, hein…"

Impressionnant, non ? De fait, l'atmosphère de l'école du loup semble plus chaleureuse et l'organisation meilleure que celles de l'école thaïe. Pourquoi ? J'ai des hypothèses.

L'école thaïe a des atouts. L'endroit est à la campagne, il y a de l'espace. On aurait pu imaginer un petit parc, un toboggan, des jeux, des couleurs vives qui plaisent aux petits. Non, juste des appareils rudimentaires pour faire du sport, dimensionnés pour des enfants plus âgés et dangereux sans la présence d'un adulte juste à côté. Reliquats d'une autre affectation de l'école : le service public n'est pas richissime, et la plus belle fille du monde...

De toute manière, le plein air, ce n'est pas un truc thaï, il fait trop souvent beau. Et le soleil tape fort - une peau bronzée, c'est très mal vu, ça fait agricole mal dégrossi - comme en France jusqu'aux années Bardot. Ici, on envie la peau blanche des chinoises et on se poudre la figure.

J'ai un a-priori stupide : il me semble qu'on ne peut apprendre que si on a une table. Mais la table, ce n'est pas la culture thaïe. Ici, un atelier sur l'une des cinq tables de l'école.

L'école accueille quarante cinq enfants de deux à quatre ans. Si j'étais marxiste-léniniste, je dirais que l'école libère le prolétaire pour le mettre à la disposition du capital... Mais je ne suis pas marxiste-léniniste. Je me contente d'observer qu'ici, énormément de femmes travaillent, font bouillir la marmite au propre et au figuré et sont autonomes.

Quarante cinq enfants, c'est beaucoup. Avec quel encadrement ? Quatre institutrices, dont au moins trois présentes chaque jour. Et une auxiliaire. Les maitresses sont diplômées, leur formation dure quatre ans - ce n'est pas pour rire. Sur les quatre, deux sont réellement chaleureuses, une passable, la dernière m'est franchement antipathique. Mais bon, j'ai mes têtes.

Les enfants jouent à l'intérieur, dans un espace ouvert - ils ne sortent pas pour la récréation - la récréation, ça n'existe pas. Il faut dire qu'ils sont très libres. Ils circulent dans l'espace ouvert, en socquettes - les chaussures réglementaires de l'uniforme sont restées dehors - elles servent dix minutes par jour. Dans cet espace, deux enclaves délimitées par des étagères basses - en tout, cinq tables à quatre. Je n'ai pas vu de livres d'enfants, à part quelques cartons d'alphabets.

Sur un mur, une télé qu'on allume plusieurs fois par jour. On y montre des cartoons américains : Donald et Mickey se parlent en thaï. Vidéos trouvées sur le net et stockées sur une clé USB. Les maîtresses ne commentent pas, le message disneyen est délivré brut (est-ce bien raisonnable…?)

Donald à Bangkok : comment dit-on "couac" en thaï ?

Ce qui me frappe, c'est l'absence de répartition des quarante-cinq enfants en sous-groupes. En France, il y aurait deux sinon trois classes. Ce qui favorise une relation plus personnalisée avec la maîtresse - et pour la maîtresse, permet de mieux connaître ses élèves et de proposer une prise en charge plus centrée sur l'individu.

De plus, dans des espaces clos, les enfants pourront plus facilement s'approprier un lieu (comme on dit quand on veut avoir l'air intelligent). Ici, il y aurait bien une vague attribution selon l'âge, mais elle n'est pas matérialisée.

Quand je demande à Nam ce qu'elle a fait : "joué avec des n'amis…" En France, elle mentionnait un contenu : "fait la cuisine… fait la peinture…" Difficile de comprendre comment s'organisent les activités en Thaïlande - et pourtant, il y en a. Volontariat ? Désignation ?

Cette école n'est certainement pas la maison des pleurs. Mais il n'est pas rare d'y voir des enfants en larmes le matin à l'accueil - et durablement. On demande à la mère de rester... alors qu'en France, on exige qu'elle parte au plus vite !

Je suis bien certain qu'il n'y a pas de mauvais traitements. Alors pourquoi ces difficultés ? D'abord, le fait qu'on accueille les enfants dès l'âge de deux ans : c'est jeune. On me dit aussi que c'est à cause de la famille...

Pas de cloisonnement, beaucoup de liberté, chacun fait ce qui lui plaît. Mais quelle est la valeur ajoutée par rapport à la maison ? Les copains ? La profusion de jouets ?

Ce n'est pas la première fois que j'en parle, il existe une grosse différence entre les familles thaïes et les familles françaises. En Thaïlande, les enfants même adultes retournent chez leurs parents tous les week-ends. Étudiants, travailleurs qui ont trouvé un emploi à la ville, ils reviennent trouver la chaleur du foyer, les frères et les sœurs, les cousins et les cousines. De même, les adultes ne se séparent pas de leurs vieux parents dans d'improbables maisons de retraite. Il est vrai qu'ils n'ont pas à les supporter très longtemps. La durée moyenne de vie est à peu près la même qu'en France en 1985 (72 et 78 ans respectivement pour les hommes et les femmes selon les données OMS 2015).

J'habitais autrefois près de la ferme des parents de Fon, à un kilomètre de la Mittraphap road qui relie Bangkok au nord du pays en passant par Khon Kaen. Du vendredi soir au dimanche soir, cette route mal nommée "route de l'amitié" devient un charnier tant la circulation y est dense et les accidents fréquents : flux et reflux de la grande ville à la ferme de papa-maman. Jusqu'à six heures de bus ou pire dans un sens et dans l'autre pour ceux qui n'ont pas de voiture. Mais le temps se compte-t-il pareil ici ?

La cellule familiale thaïe serait donc un pôle d'attraction si puissant qu'il rendrait difficile le départ des enfants vers l'école. Faut-il le croire ?

J'ai une autre hypothèse. D'abord, je l'ai dit, l'absence de relations personnalisées avec les maîtresses est un frein à l'attachement scolaire. Surtout, les horaires sont trop copieux. Arrivée 8h30 départ à partir de 14h30. Six heures en continu. Incluant un repas et la sieste. Pour un petit enfant, c'est rude.

Outre qu'il y a classe cinq jours par semaine, contre quatre en France.

A l'école du loup, on m'a déconseillé de laisser Nam pour le repas étant donné son jeune âge. Aussi du fait qu'elle n'est pas autonome à table et qu'il n'y a pas assez de personnel - c'est une association de parents qui relaie l'école. Résultat : arrivée à 8h30 et départ à 11h45. Une petite demi-journée. Aurai-je percé le secret du loup ?

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Remarque : il serait hâtif de conclure de cette petite observation que l'éducation en Thaïlande (ou en Asie) tend à adresser le fonctionnement groupal des enfants et l'harmonie de leurs interactions plus que leurs développement individuel.

A noter cependant que de nombreuses études objectivent l'existence de différences de fonctionnement cérébral entre les occidentaux et les orientaux. On trouvera facilement sur le net des références à des travaux comparatifs Asie / Occident sur :
- la référence au groupe,
- la perception du moi comme individu ou comme associé avec la mère,
- l'interprétation tunnellaire ou holistique de la réalité.
(liste non limitative)
Ces travaux ne sont pas absolument conclusifs (ils n'ont pas été reproduits), mais laissent penser que les différences dites culturelles sont ancrées bien plus profond qu'on ne l'imagine dans le fonctionnement cérébral. Rien ne permet d'exclure a priori l'existence d'une différence anatomique - génétique. Ni bien sûr de l'affirmer.

jeudi 1 novembre 2018

A la poste, pas de rottweiler !


Mon bureau de poste : qui l'eût cru ?

Le prix de la main d'œuvre en Thaïlande rend possible la survie des bureaux de poste. Même s'il existe des compagnies privées (comme DHL), la poste thaïe tient bon. On y attend très peu, et elle emprunte à la culture locale son charme et sa décontraction.

Dans la salle des guichets, les employés ne sont pas barricadés et il n'y a pas d'hygiaphones. Une vieille télévision trône en hauteur sur le mur, autant pour le personnel que pour la clientèle.

Il est possible d'acheter sur place des cartons d'empaquetage. Mais on peut aussi se procurer une amulette, un litre de miel, du baume du Tigre, des tisanes, du gingsen et des champignons chinois séchés. Pour répondre à toute urgence. Mais aussi à titre de souvenir - car quel mauvais cœur ne voudrait pas garder un souvenir de son séjour à la poste ?

La vitrine aux souvenirs. Le pantalon rayé et les mollets de coq visibles à droite ne sont pas en vente.

Et pour pallier toute infirmité visuelle (et compter sa monnaie), un bel assortiment de lunettes sur un vaste présentoir.

Mais le philatéliste en sera pour sa peine. Je n'ai pas vu la dent d'un timbre.

Quand l'adresse à laquelle doit être livré un colis est un peu distante, un agent qui n'habite pas loin stockera le courrier chez lui. Il vous le déposera s'il y pense et s'il n'est pas occupé. Il vaut mieux l'appeler de temps en temps… S'il n'a pas reçu le colis, peut-être est-elle restée dans la remise de stockage de la poste. On peut l'aller chercher : on est reçu avec amabilité.

L'air sérieux car il se fait honneur d'appartenir au service public - mais un bon mec - comme tout le monde dans ce bureau.

On sent que tout cela se fait à la bonne franquette, en toute simplicité. L'idée de rendre un service n'est pas ensevelie sous des strates de contrôles qualité et d'enquêtes auprès du public.

On devine aussi qu'en cas de perte, à moins d'avoir un colis suivi et encore, il n'y a aucun recours. Raison pour laquelle j'ai arrêté d'envoyer par la poste les caisses de diamants et d'or qu'on ramasse en abondance dans la montagne voisine - en se baissant. La poste ne me sert plus que pour aller chercher mes colis AliExpress… La vitesse de transit est correcte. Pour l'instant, je n'ai jamais eu de problème - touche du bambou !

Ma note globale est positive - alors qu'elle est négative en France - toujours peur d'attendre une demi-heure, sans parler de certaines postières, dont l'amabilité est moindre que celle du rottweiler mâle dominant. Aller à la poste en Thaïlande n'est pas une purge.

dimanche 2 septembre 2018

500 bahts et Moo le pêcheur



Devant la maison passe une petite route où une voiture et une petite moto ne peuvent se croiser. Elle se termine par un chemin bourbeux qui conduit à une péninsule. A marée haute, il n'en reste pas grand-chose hormis une touffe d'arbres cramponnés aux rochers.

Entre cette route et la plage, une petite cabane et des affutiaux de pêche, flotteurs, vieille barque trouée, filets, cubes blancs de polystyrène. Dans l'ombre de l'entrée qui n'a pas de porte, on entrevoit un misérable grabat. Trois chiens semblent habiter là. Ils se promènent sur la plage, et parfois, regardent la mer.

Ils attendent le retour de leur maître.


L'homme est un pêcheur de quarante-cinq ans, au visage cuivré et aux yeux jaunis par un vieux palud. Il a l'habitude de crier quand il parle, comme il crie contre le vent et le moteur quand il est sur mer, pour se faire entendre de son matelot.

Il possède une barque de six mètres de long, effilée, à la mode thaïe. A l'arrière, elle se prolonge d'un arbre de deux mètres terminé par une hélice : ce qu'on appelle un "long tail", une queue longue. Le moteur est aussi vieux que le bateau, mais ça se voit plus, car on ne peut pas peindre la rouille comme on peint le vieux bois.

C'est un travailleur de la mer. Il la gratte, il l'épluche, il la peigne, il la ratisse, il la presse de toutes les manières possibles. Parfois lance le filet de son bateau. Ou ramasse des crabes sur les rochers. Ou gratte la boue à la recherche de coquillages. Lors des grandes marées, il chasse le poulpe, dans l'eau jusqu'à la ceinture, et je le vois passer avec à la taille ces longs filaments visqueux qui font comme une tresse. Il possède aussi un radeau qui lui permet d'aller plus loin - cette fois, l'eau monte à la poitrine. Il enroule une senne ou jette un épervier, le ramène, le jette encore…

Il fait tout ce qui est possible pour extraire une maigre pitance de la mer. Son bateau n'est pas très marin, alors il ne sort pas tous les jours. Il suffit de vingt nœuds de vent pour le consigner à terre. Et quand il pêche, il est content s'il rapporte cinq poissons d'un kilo, outre la fritaille. Le prix du poisson ici est le dixième ou le vingtième du prix en France : avec ses cinq poissons, il ne va pas très loin, d'autant qu'une partie sert à sa consommation personnelle. Il pêche avant tout pour nourrir sa famille - au sens le plus matériel du terme.

Parfois, quand c'est bien payé, il part du côté de Surat Thani pour une ou deux semaines. Il va ramasser des coquillages dans la mangrove toute la journée pour un patron. Mais au bout du compte, au moment de la paye, on lui inscrit des frais de couchage exorbitants et il rentre dépité.

Toutes ses techniques de pêche me semblaient des amusements : enfant, j'en pratiquais quelques-unes. Grosse erreur. La vie de pêcheur n'est pas un jeu, elle est très exigeante. Ainsi, tous les soirs sans exception, des voitures se garent dans mon jardin. Les hommes prennent la mer pour pêcher le calamar au lamparo - par parenthèse l'une des seules espèces avec les méduses qui semblent profiter de la dégradation de l'état des océans. Ils ne reviennent pas avant le milieu de la nuit. Ce n'est pas la même chose de décider d'une partie de pêche de temps en temps et d'aller tous les jours en mer poussé par la nécessité.


Le pêcheur que je connais s'appelle Moo et c'est mon ami. Étonnant : nous sommes de cultures si différentes, nous avons de la peine à trouver des mots communs, échanger même sur des choses simples. Et pourtant, nous aimons passer du temps ensemble.

Chacun pour des raisons différentes. Lui, une fraternité exotique : bien que farang, j'ai un bateau comme le sien, je pêche, et il n'est pas besoin de mots pour comprendre que j'aime la mer. Moi, c'est sa joie de vivre malgré l'adversité, il irradie la bonne humeur et la bienveillance.

Moo ne se plaint jamais. Il vit pourtant sur le fil du rasoir.

Il habite sur la falaise, dans le village, à huit cent mètres de sa cabane. Il est marié. Sa femme est plus jeune que lui. Elle travaille à la conserverie pour boucler les fins de mois. Ils ont deux enfants ensemble, mais Moo a déjà été marié avant, il a d'autres enfants qu'il lui arrive d'aider.

Moo et sa femme viennent régulièrement boire une ou deux vodkas à la maison, et on rigole bien. Leur fille cadette joue avec la nôtre - c'est sympa. Il nous arrive de la garder, nous nous rendons des services les uns les autres. J'observe avec tristesse qu'elle se jette sur les jeux de Nam - elle n'a pas beaucoup de jouets à la maison, juste ceux de sa sœur ainée. Parfois, la femme de Moo doit aller à l'hôpital, mais sa moto est dans un état si pitoyable qu'elle a peur de se faire arrêter par les flics. Alors nous lui prêtons la nôtre.

Un soir, je ne sais pourquoi, la conversation est tombée sur la question de l'éducation des enfants. Comme Fon (que j'objurgue pourtant d'arrêter), la femme de Moo frappe sa fille. Pourquoi ?
"- Elle n'entend pas ce qu'on lui dit".
Nouvelle méthode ORL : une bonne claque sur les fesses a l'effet de déboucher les oreilles.
Je fais la gueule.

- Mais, dit Moo en toute simplicité, il m'arrive aussi de battre ma femme. Elle le regarde sans reproche. Car c'est dans l'ordre des choses. Il faut simplement que ça n'arrive pas trop souvent et que ce soit vaguement justifié.


Il y a deux mois, la femme de Moo est venue demander qu'on lui prête cinq cent bahts, treize euros, qu'elle nous rendrait le lendemain. Fon les a prêtés et ne m'en a informé qu'après-coup. J'étais assez ennuyé. D'abord d'imaginer qu'ils puissent être dans une mouise telle qu'ils aient besoin de treize euros.

Puis, supposant que c'était un petit racket qui tenait à ma qualité de farang, j'étais déçu d'être pris pour la vache à lait, même si la somme était dérisoire. Nous nous connaissions depuis trois mois, il vivait dans son village depuis l'enfance. Et c'est à moi qu'il demandait ? Une tache sur notre amitié - dans ce cas, était-ce encore une amitié ? J'étais convaincu qu'il ne rendrait pas. Et, encore plus humiliant pour nous deux, qu'il trouverait une excuse à la con pour ne pas rendre.

Emprunter se fait beaucoup en Thaïlande. C'est l'un des pays les plus inégalitaires du monde - et ça fait rager de voir comme l'argent va naturellement à l'argent, sans travail, sans impôts. On emprunte à des taux usuraires, et j'ai entendu parler de 8 ou 10% par mois - prêts par des particuliers. Il court le bruit parmi les expats que les farangs sont "tapés" plus souvent qu'à leur tour, et qu'on ne leur rend jamais : une légende comme celle des trains qui arrivent toujours en retard ? Après tout, on n'emprunte qu'aux riches...

J'ai demandé à Fon pourquoi Moo ne demandait pas de l'aide à un parent, un ami, un voisin. Elle m'a dit que tout le monde était pauvre dans ce village de pêcheurs. Je ne l'ai pas crue, je n'arrive pas à imaginer qu'on soit à treize euros près. Ne serait-ce que le chef du village, qui roule en riche - et qui est un cousin de Moo.

Le lendemain, la femme est venue rapporter l'argent. Un jour après, Moo m'a fait cadeau de deux jolis mulets en revenant de la pêche. Cela lui arrive de temps en temps, et il faut se battre pour qu'il accepte qu'on le paye. Là, j'ai pris les poissons sans rien proposer - question de fierté.

Et puis les soupçons ont repris : l'homme occidental a facilement de mauvaises pensées - ou c'est peut-être moi. Quand il est revenu emprunter cette fois mille bahts qu'il a rendus le lendemain, je me suis dit qu'il emprunterait plus, et ne rendrait pas quand la somme serait vraiment significative, après avoir bien endormi ma confiance par des restitutions en temps et en heure.

Honte à moi. J'ai compris que ces emprunts périodiques correspondaient aux échéances auxquelles sa femme était payée - un jour avant. Quand Moo ne peut pas pêcher, elle fait des journées à rallonge, de quatre heures à dix-sept heures - car la conserverie ne s'arrête pas, le poisson arrive n'importe quand. Mais elle ne reçoit pas aussitôt la contrepartie. Il faut attendre la paye. D'où les emprunts.


Peu après l'avoir connu, j'ai emmené Moo dans un endroit où j'avais découvert un fameux gisement de moules - de belles moules aux lèvres émeraudes, presque phosphorescentes, qu'on trouve ici. Il a pris un grand sac et l'a rempli, ratissant littéralement l'endroit. Pas du tout ce que j'avais prévu : j'espérais faire de ce coin ma petite réserve, retourner de temps en temps récolter un kilo ou deux, pas plus.

Je m'en suis ouvert à Alan, un curieux personnage, énorme gallois qui parle avec un accent terrible et enseigne pourtant l'anglais : si les thaïs parlent l'anglais avec un pur accent du Pembrokeshire, personne ne les comprendra jamais et pour quoi passeront-ils !

Alan vit ici depuis longtemps, il est plongeur et connaît par cœur le pays, les mers et les îles du coin.
- On ne peut pas donner accès à une ressource à un thaï sans qu'il n'en fasse le sac. Ils sont tous comme ça. Ils ne prévoient pas. Ils vivent dans le présent - comme le recommande le bouddhisme.

Alan a sans doute raison. D'un autre côté, quand on pense à la précarité dans laquelle vivent Moo et sa famille... Je pense avec terreur : qu'arrivera-t-il le jour où son vieux moteur tombera définitivement en panne ? On ne peut lui reprocher de profiter d'une aubaine qui va rendre sa situation un peu moins inconfortable pendant trois jours.

J'ai souvenir qu'un soir, Moo est venu nous dire qu'il connaissait des thaïs dans une misère noire. Le mari travaillait dans le bâtiment, et du fait des intempéries, il avait eu une période d'inactivité très longue, pour laquelle il ne recevait, bien sûr, aucune compensation sociale. Les enfants n'avaient pas de quoi s'habiller correctement pour aller à l'école - où l'uniforme est obligatoire. Fon a donné de l'argent pour qu'ils achètent des vêtements.

Ce qui m'a assis, c'est que Moo aide des gens qui sont plus pauvres que lui. L'Hôpital qui vient au secours de la Charité ! Car je sais qu'il a participé - ce n'était pas un conte pour nous soutirer du pognon.

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J'ai décidé d'aider Moo en le mettant dans un circuit qui lui permettrait de promener des touristes entre les îles et proposer du snorkeling - le projet est déjà en route. Je pense à une sortie de trois ou quatre heures maximum - au delà, c'est barbant si on n'a rien à faire à bord. Tour de trois îles super sauvages. Arrêt baignade et snorkel à la demande. Quatre passagers maxi. Crème solaire fournie !

Il faut pas mal de fonds, payer l'homologation aux Affaires Maritimes, peut-être graisser la patte de certains employés du Parc National, acheter les vestes de sauvetage, les masques et snorkels, les palmes, des petits aménagement comme une échelle de coupée, etc.

Je vais l'aider - tout s'il le faut. Mais ce serait cool pour lui si tu participais ne serait-ce que par 5 ou 10 euros. Si tu veux le sponsoriser, envoie-moi un mail (ddegan[AT]free.fr). Pour lui faire accepter, je vais lui dire que tu payes d'avance un tour à demi-tarif... et au final, je lui remettrai la liste de tous ses futurs clients.

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Nous sommes forcés de déménager. Nous ne serons plus devant la route qui mène du village de Moo à sa cahute de pêche. Pas loin - et nous continuerons à nous voir. Mais je ne le verrai plus passer sur sa moto, faisant un grand signe de bras en me hurlant bonjour comme il crie en mer, suivi de ses trois chiens au galop. La communauté de vie avec cette famille était douce. Je suis triste.




mardi 28 août 2018

Un bonheur et trois malheurs sur le golfe de Thaïlande (histoire - suite et fin)


L'envie de quitter une île...
Sonnerie insistante... A tous les coups, c'est Poon qui appelle. Le téléphone n'est donc pas noyé !

Je vais décrocher la pochette étanche qui pend toujours sous le moteur. Debout au milieu du bateau, j'essaye d'ouvrir le sac rose couvert de gouttelettes. Pas facile, avec des mains que le bois des avirons commencent à engourdir. Les gros gants de pêche n'arrangent rien, je vais en enlever un. Je tire le bout du doigt avec les dents. Et là, mauvaise vague, je titube, quelque chose m'échappe, je crois serrer le téléphone alors que je serre le gant. Le téléphone, lui, est tombé sur le bordage, et rebondit dans la mer.

- Merde !

Furieux. Puis inquiet : si j'étais en pleine possession de mes moyens, ce ne serait pas arrivé. J'ai déconné. Il n'y a plus rien à faire. Je me rassois. Je remets mon gant. Je reprends les avirons et je rame tristement.

J'ai vu passer des bateaux, à un demi-mile. Mais il ne fait pas nuit, on en est loin, je n'ai pas envie de laisser tomber. Il faut que j'y arrive tout seul, que je voie la limite - pour savoir - pour une autre fois. Pour l'instant, je ne suis pas épuisé.

En cas de remorquage, le Droit de la mer est clair : sauf accord préalable, l'embarcation sauvée et son chargement appartiennent intégralement au sauveteur. De cela je n'ai pas envie non plus, même si je sais qu'on s'arrange toujours.

Je me sens gagné par une sorte d'abrutissement. Je regarde les amers. Ça n'avance pas. Quand même, le terminal d'huile de palme devient un peu plus visible.

Rien ne se passe. Je rame. J'ai maintenant très mal à la racine du pouce droit. J'inverse les avirons, et assez vite, j'ai mal à gauche. J'ai aussi attrapé un coup de soleil sur le crâne…

Le terminal désaffecté, avec sa tonne à droite. Le propriétaire est en prison - il a fraudé le fisc.

Du raz de l'eau, les superstructures du terminal sont imposantes, comme une monstrueuse araignée en pleine mer. Quelques dizaines de mètres encore. Je détache le boute de l'ancre et je m'amarre à une échelle rouillée. Et je me repose, la tête sur le poisson, les jambes écartées, les pieds sur le plat-bord. Il n'y a pas beaucoup de place... Grincements d'élingues contre les poutrelles. Cris sinistres des oiseaux de mer. Je regarde le ciel d'ardoise.

Poon doit s'inquiéter. Plus de six heures que je suis parti. Mais je dois récupérer.

Deux heures passent. Je n'ai pas réussi à dormir. Je reste léthargique. Le vent se calme toujours en fin d'après-midi. La mer devient d'huile. C'est le moment de reprendre les avirons.

La dernière partie du trajet a été lente et pénible. Soutenue par l'espoir d'y arriver malgré la fatigue et la douleur. Pressée par la venue du crépuscule. Maintenant, le bateau glisse bien sur la mer enfin calme. Longtemps avant d'arriver au rivage, je saute. L'eau monte jusqu'à la poitrine. Le fond est plat. Je suis content de retrouver la "terre ferme", la boue solide de notre baie.

Derrière moi, la Dédaigneuse que je tire par son boute d'ancre, comme un animal docile. Nous rentrons tous deux sains et saufs. J'ai réussi.

Je vois Poon sur la plage qui me fait signe. Il y a aussi mon ami John, le néo-zélandais, et sa nouvelle petite amie.

Je remue les bras. Je traîne le bateau sur la vase. Je pose les ancres à l'avant et à l'arrière. Je suis crevé mais tout va bien. Et j'ai ramené du poisson. Poon ne dira pas que j'ai rapporté soon. Je prends le gros poisson par la queue, mon fusil de l'autre, et j'arrive à la ligne de sable, fier comme Artaban.

Sur la route, mon pote Moo, le pêcheur, et d'autres gens que je ne connais pas. Moo me jette un drôle de regard, il n'est pas exubérant comme d'habitude - il est presque sombre : pourquoi ?

Les autres descendent sur la plage. Je remarque l'écusson du Parc National, en haut de leur manche droite. Ils me regardent d'un air neutre. Ils montrent le gros poisson du doigt, puis le fusil. Mon beau fusil de carbone. Ils me font signe de leur donner. Ils disent quelque chose que je ne comprends pas. L'un d'eux me tend des menottes ouvertes...

Une semelle de tong violette stratégiquement placée au niveau de l'appendice xiphoïde : pour se fondre avec élégance dans les bancs de poissons tropicaux ? Non, pour appuyer l'arrière du fusil quand on l'arme. Sinon, ça fait un mal de chien.

Un bonheur et trois malheurs sur le golfe de Thaïlande (histoire - 2/3)



Un grain tropical passe sur Koh Sak...

Il ne restait plus qu'à rentrer. L'affaire d'une demi-heure sans doute, malgré cette mer désagréable. Le vent d'ouest est ici un vent de terre. Comme il n'y a pas de fetch, il lève une petite mer courte et hachée, très pénible à naviguer. Avec les îles, il y a des réverbérations d'ondes et par endroits, la mer se croise et fait marmite du diable. Je vais avoir les vagues et le vent contre moi : ça va mouiller dur !

Mais le moteur n'a donné aucun signe de faiblesse. J'ai fait le plein il y a quelques jours - en mer - et je n'ai pas utilisé le bateau depuis. J'ai largement de quoi tenir la distance.

J'ai contourné la pointe sud de Koh Sak, route plein Est, vers le terminal d'huile de palme, une plate-forme en eau profonde à la sortie de notre baie. Le moteur tourne bien. Je monte le régime. Et... pof-pof-pof ! Il s'arrête. Je me suis toujours demandé si ce moteur était bien réglé. Parfois, il rechigne à prendre des tours. Je le redémarre. Il repart. Et deux minutes plus tard, pof-pof-pof. Je relance, il repart. Et s'arrête : il est vraiment, définitivement pof-pof-pof. J'ai beau m'échiner, aucun pet décent n'en sort.

Bon. Après tout, quatre kilomètres, ça devrait faire deux heures de route, pas plus, en nageant. Ah, au fait, nager est le terme consacré pour dire ramer - tu n'imaginais quand même pas que j'allais me mettre à l'eau et abandonner la Dédaigneuse !

J'ai deux avirons, fabrication thaïe. Sculptés à la main. Je ne m'en suis jamais servi plus d'une heure, mais j'ai beaucoup nagé dans ma jeunesse. Je devrais y arriver. Et comme j'ai gardé mes gants de plongée, de bons gros gants anti-coupures, je ne devrais pas attraper d'ampoules.

Il fait chaud au soleil dans ma tenue noire - je ne peux pas l'enlever, je n'ai rien d'autre. Je commence à avoir soif. Le temps passe. J'ai essayé de redémarrer le moteur. Rien. J'ai beau mettre le starter, il n'allume pas. Il n'est pourtant pas noyé. Panne d'essence ? Pas très crédible. A moins qu'un autre pêcheur m'ait siphonné le réservoir ? Parano… vite balayée. Ce n'est pas possible, les pêcheurs du coin ne sont pas comme ça. Et puis je les laisse garer leur vieil Isuzu dans le jardin quand ils partent en mer, c'est devenu une habitude - le soir, la maison est un vrai parking ! On est très copain. Enfin il me semble…

Mais peut-être qu'en revenant l'autre jour, j'ai bouffé beaucoup d'essence, la mer était difficile, Poon était avec moi, elle avait peur, elle en avait assez, je suis rentré à fond. Et comme j'avais ravitaillé en mer, à sec, je n'aurais rempli le réservoir qu'à moitié ?

Difficile à croire, tout ça. Mais plus crédible que d'imaginer qu'un pêcheur m'ait chauffé la gazoline.

Je n'ai pas envie de vérifier ce qu'il y a dans le réservoir, risque de perdre le filtre par dessus bord, et pas le temps. La mer s'est calmée avec le vent. Je tire sur les avirons. Le bateau semble avancer correctement. Voilà que je sens un souffle qui me rafraîchit le dos. Agréable… mais mauvais présage. Je vois les friselis sur la mer qui se plombe. La lumière faiblit. Les crêtes se forment. Maintenant, l'eau tape contre la coque. Je rame et parfois, le bateau est arrêté par une vague. L'une envoie un petit paquet de mer qui tombe à mes pieds, un crachat - la salive du monstre... Il faut relancer la Dédaigneuse. Elle me paraît lourde comme un cercueil…


Je pense à mon arrivée. Que faire avec ma pêche. Je sais que la police maritime peut vous attendre à terre. Mais comment pourrait-elle affirmer qu'elle m'a vu prendre du poisson dans l'île ? Je peux très bien dire que j'ai plongé au terminal d'huile de palme, cela m'est déjà arrivé. A moins qu'elle n'ait eu un coup de fil de la vedette des gardiens du parc ? Ce qui compte en Thaïlande, c'est d'avoir été pris la main dans le sac, peu importe par qui... Peut-être sont-ils passés quand j'étais dans l'eau, rechargeant mon fusil... Non, j'aurais entendu le moteur - au fond, on capte les sons de loin.

Mais bon, je peux très bien couvrir le bateau de sa bâche, rentrer avec mon matériel seulement, le poisson caché à fond de cale. Et si tout est clair, revenir le chercher. Oui, c'est ce que je vais faire… Laisser aussi le fusil ? Plus prudent. Évidemment, ils peuvent aller regarder sous la bâche... mais peut-être pourrait-on discuter avant ?... Et de toute manière, ne pas accoster, laisser la Dédaigneuse au mouillage, rendre les choses compliquées ? Pas question de laisser ma prise aux requins sans me battre jusqu'au bout...

Koh Sak est devant moi - puisque je nage dos vers l'avant. Je ne la vois pas rétrécir. Pas très loin sur ma gauche, Koh Samet. J'essaye de prendre des alignements. Ils se déplacent avec lenteur. C'est déprimant. Tant pis, il faut persévérer. Je vais finir par y arriver, quand même !...

Je croise les flotteurs de filets posés sur le fond. Mauvaise surprise, on dirait qu'un courant pousse vers le large et le nord. La montante qui remplit le golfe de Thaïlande. Je comprends pourquoi j'avance si lentement. Le vent, les vagues, mais aussi le courant. Il faut revoir les prévisions à la hausse. J'arriverai dans trois heures. Au mieux.

Si je suis trop fatigué, je pourrais faire escale au terminal d'huile de palme - il est à trois cent mètres de la passe : je ne me dérouterai pas beaucoup. Après, il ne restera plus qu'un petit kilomètre avant la côte.

La mer s'est calmée. Puis le vent a repris. Et encore, et encore, ça change tout le temps.

Une bonne heure a passé, je ne vois pas grand progrès. Pourquoi mon aviron tribord saute-t-il sur l'eau ? Parce qu'il tourne dans ma main et prend une mauvaise inclinaison. Pourquoi tourne-t-il ? Parce que sa poignée n'est pas ronde, putains d'artisans ! Si je ne la serre pas, l'à-plat glisse dans ma paume. Alors je serre, mais je commence à avoir mal au gros muscle à la racine du pouce, un début de crampe.

Je n'ai plus de moteur - j'ai encore essayé sans succès. J'ai des avirons. Mais l'un est mauvais. Déjà, pourvu qu'aucun ne casse. Et pourvu que la douleur à la racine du pouce ne devienne pas intolérable. Parce que je ne pourrai plus nager. Et que faire alors ? Tenter de faire sécher le portable ?

Si j'arrête de ramer, je dérive de trente mètres. Alors pour le téléphone, on verra plus tard...

Mon gros poisson est devant moi, baignant dans l'eau de pluie mêlée aux embruns. Pas envie d'écoper encore. Je ne sais pas pourquoi, une fureur me prend. Ce bonheur que la mer m'a accordé, elle me le fait payer bien cher. J'ai envie de refoutre le poisson à la baille. Geste rituel d'apaisement ? Plutôt de colère. Mais non, ce serait idiot.

Son œil maintenant vitreux me fixe…

Il fait chaud, la tête me cuit, j'ai les lèvres salées. J'ai soif. Une fois sur deux, j'oublie de prendre de l'eau en partant - grosse erreur. Mais le compartiment avant du bateau a dû récupérer un peu de pluie. J'en recueille avec l'écope, je la porte à mes lèvres. Pouah ! Elle est salée. Saleté d'embruns !

Deux heures à nager comme un galérien. Un ciel noir, lugubre. Parfois la pluie - j'espère qu'elle va tomber drue, aplatir la mer et apaiser le vent. Mais non. Le vent se renforce, avec les vagues qui arrêtent le bateau. La mer qui bout, la Dédaigneuse qui bouchonne, l'impression que tous mes efforts ne servent à rien. Les amers qui ne se décalent pas.

J'ai légèrement dérivé vers Samet dont la côte défile interminablement. Pas assez proche pour envisager d'y mouiller et attendre un secours. Si je laisse porter, je vais me retrouver à quinze mille au large. Il faut tenir, ramer, ramer… Les bras et les épaules commencent à fatiguer. Tantôt je nage comme on nage le crawl, une rame après l'autre, tantôt comme la brasse, les deux en même temps. Je n'arrive pas à voir quel est le moins fatiguant.

De toute manière, avec cette mer qui bouge, il faut lever haut l'aviron à chaque retour, de peur qu'il ne croche une vague et arrête le bateau, casse le mouvement et l'épaule. Mais quand on tire, on ne sait jamais si on va être assez profond, ou si la pale va égratigner l'eau. C'est épuisant.

C'est alors que le téléphone sonne.

(la suite et la fin avec ce lien)